En maraude à Paris

Un soir de semaine, avec quelques amis, nous décidons de nous retrouver à la messe, puis d’aller en maraude dans les rues de Paris, à la rencontre des SDF. Nous voilà donc, en début de soirée, sillonnant les rues, un thermos de café et des sachets de thé à la main. C’est la première fois que je fais ce genre de choses et j’appréhende un peu la réaction des gens dont nous nous approchons, mais ces derniers ont l’air habitué et nous sourient. Au bout d’un moment, nous quittons les grands boulevards, à la recherche d’une épicerie où nous réapprovisionner, lorsque nous tombons sur une dame, installée sur des couvertures, le long d’un trottoir. Nous nous approchons, c’est notre dernier café, nous lui proposons. Elle accepte, mais le pose rapidement à côté d’elle puis réajuste ses couvertures, se redresse, et nous somme de nous asseoir à côté d’elle. Parce qu’aujourd’hui, pour la première fois depuis un long moment, nous dit-elle, elle accepte que des gens s’approchent d’elle. Sans explication apparente, elle a décidé aujourd’hui de nous parler, et ne nous lâchera qu’environ une heure plus tard. Nous nous installons donc avec elle et entamons la discussion. Ou plutôt, elle parle pour nous quatre.
On pourrait penser qu’il s’ensuivra une suite d’heureuses réflexions, un apport mutuel riche, que cette dame aura finalement toute une histoire à nous raconter, et qu’on en repartira tout regonflé, tout heureux d’avoir rencontré une grande âme, d’avoir rendu service. En fait de tout ça, au moins en repartant, j’ai été déçu. Cette dame, à la rue depuis plus d’un an, n’avait pas d’histoire à nous raconter, pour la bonne et simple raison qu’elle ne s’en souvenait plus. A peine commençait-elle à nous raconter son histoire (« vous voulez savoir comment je me suis retrouvée à la rue? »), son propos devenait incohérent, et nous n’avons rien pu en tirer. Aux éclairs de lucidité répondaient des propos sans aucun sens, et c’était assez difficile à accepter. J’avais de grandes idées sur ce type de rencontre, je pensais avoir tellement de choses à apprendre aux gens rencontrés dans la rue, je pensais qu’ils pourraient m’apporter, sans trop savoir quoi, leur histoire sûrement, au moins le partage de leurs soucis. J’étais sûrement influencé par ces lectures aux cours desquelles les rencontres sont providentielles, sans accroc, attendues, et débouchent sur de beaux entretiens, de belles expériences. Et pourtant, il faut bien se rendre compte qu’en dépit de sa misère et de nos sourires que nous voulions chaleureux, cette dame n’a bu qu’une gorgée de notre café, avant de l’oublier. Elle a bien sûr semblée heureuse de discuter avec nous, mais elle avait un air de folie dans le regard qui montrait bien qu’elle n’avait pas toute sa tête et que la situation lui échappait en grande partie. Elle n’a pu nous livrer qu’une infime partie de son histoire, parce qu’elle-même ne la connaissait plus, ou au moins n’était plus capable de se faire comprendre. Nous n’avons pas construit de discussion sensée, nous n’avons pu que tenter de suivre le fil de ses divagations en souriant et en répondant tant bien que mal à ses questions posées avec avidité.
Ce soir-là, nous avons été au contact du plus profond degré de la faiblesse : un SDF qui peut discuter, échanger de manière sensée avec les passants qui en prennent le temps, passe encore. Une dame qui tient des propos incohérents, même en souriant, et on se sent le plus démuni des deux. Parce que cette dame n’a aucun soutien à attendre de gens qui ne peuvent pas la comprendre. Elle est inutile. Ce sont de grandes idées sur la personne, ce sont des années d’études et même de foi qui volent en éclat. Devant cette dame, je n’ai aucune prise, aucun pouvoir, et quelque part mon orgueil est blessé. C’est tellement absurde, et je ne sers à rien malgré mes idéaux charitables, malgré mon café chaud et toutes mes bonnes intentions. Dieu Lui-même semble se désintéresser de cette dame.
Et pourtant, cette dame, Séverine, avait une conscience claire de certaines choses : de sa propre existence, et du rejet dont elle fait l’objet (« Vous savez, personne ne veut devenir un démuni. C’est forcément que les gens nous rejettent, si on devient un démuni »). Il n’y a que ça qui compte pour elle : la relation. Qu’importent les idées, qu’importent les apports intellectuels. Ce soir-là, j’ai plus appris que pendant toutes mes études, toutes mes méditations : il y a un moment où la meilleure volonté du monde, la plus grande intelligence se brise devant l’absurdité de la faiblesse humaine. Face à une injustice aussi criante (on peut se plaindre de la misère physique, on se sent encore quelque pouvoir pour la combattre. L’homme au contraire n’a aucune prise face au déficit mental, et l’injustice est d’autant plus odieuse), il n’y a pas d’idée, il n’y a pas de grande phrase. Notre ego est piétiné avec force : cette dame n’attend rien de moi, je n’ai rien à lui apporter d’autre que ma présence. Tout ce que j’ai construit, mes idées, mon intelligence peut-être, ne servent à rien devant elle. Elle abolit toute raison, toute logique, toute certitude. Ne comptent que ma présence, mon regard et mon sourire. Mon prénom. Le reste, mon apparence, mes idées, elle ne le voit même pas, ça ne l’intéresse pas.
J’ai appris ce soir-là, au contact d’une SDF qui n’avait pas toute sa tête, à quel point l’orgueil de l’homme est grand. Je l’ai appris parce que le mien a pris un grand coup, dans une rue sombre de Paris, assis sur une couverture sale à côté d’une dame dont la raison s’en était allée. J’ai senti à quel point j’étais parti intéressé avant de faire cette maraude. J’attendais des résultats concrets, pour pouvoir m’auto-satisfaire, pour me montrer à quel point j’étais un gars bien. Et puis il y a eu cette dame, l’absurdité qu’elle représentait, l’horreur de l’injustice du monde, la vanité des grands idéaux, quand ils ne sont pas guidés par l’amour. J’ai senti un moment la vacuité de mes études, de ma petite construction personnelle, la vanité de la raison humaine devant la faiblesse extrême, incompréhensible, odieuse. J’ai senti à quel point Dieu aime cette dame. Même le fait de n’avoir pas toute sa tête la faisait ressembler à un petit enfant qui attend tout de l’amour de ses parents. Elle était un peu un exemple de l’abandon que Dieu nous demande.
J’ai aussi appris la folie de l’amour. J’ai seulement compris à ce moment-là une phrase si souvent citée avec une pointe d’autosuffisance : la seule mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure, disait saint Augustin. La seule mesure de l’amour, c’est de piétiner son propre ego, de s’oublier soi-même, accepter de compter pour si peu. C’est laisser parler cette dame, lui sourire, même si on ne comprend pas grand-chose à ce qu’elle nous raconte. C’est accepter que l’amour ne soit pas réciproque, c’est ne rien attendre en retour, même pas le plaisir de faire plaisir. On pourrait se dire que ça ne sert à rien, on pourrait s’en aller. Elle nous aurait rapidement oublié, de toute façon. Mais voilà, elle représentait l’expression la plus aboutie de l’amour. Après l’amour utile, l’amour qui nous conforte, l’amour réciproque, il y a cet amour. Il y a cet amour dont nous ne sommes capables qu’avec un appui céleste, cet amour gratuit, infondé, fou, l’amour infini de Dieu pour le plus petit des hommes, simplement parce qu’il fait partie du plan d’amour de Dieu.
Il faut avoir expérimenté le désir d’amour des gens « inutiles » pour se rendre compte qu’il est l’ultime sens à donner au monde et à notre propre vie.
Héront
Une réponse à “En maraude à Paris”
Bonjour!
Excusez-moi pour mon zèle, j’ai une idée qui me semble pouvoir faire avancer les choses et elle me trotte dans la tête depuis trop longtemps sans que je ne puisse la mettre à execution par mes propres moyens donc je vous l’expose de suite:
Le but serait, dans l’esprit de la Cour des Miracles, d’utiliser la psychologie positive afin de briser l’individualisme tout en recréant un réseau solidaire et en donnant l’occasion à la culture de s’épanouir avec un nouveau format!
Concrètement, cela donne une troupe qui fait la quête pour les sans-abris, avec les sans-abris volontaires, composée d’un musicien(ou plusieurs), d’un rabatteur (pour inviter les passants à partager un peu de bonheur/d’amour en chantant dansant en échange d’une pièce), de danseurs pour donner le pas, et c’est là que la psychologie positive entre en scène: je pense qu’il est nécessaire que le registre soit uniquement dans l’optique de ne pas juger autrui ni de s’apitoyer, ces deux expressions entrainant des réactions majoritairement négatives (la pitié et le dégoût, entre autre, entrainent répulsion et/ou désintéressement). Enfin, je pense aussi qu’il est préférable de se servir des musiques traditionnelles étant donné qu’elles sont faites pour être chantées et dansées à plusieurs, favorisant ainsi l’échange, la rencontre et le lien.
Le premier pas à faire serait de constituer le noyau de la troupe et de trouver quelques morceaux avec des chorégraphies adéquates, le deuxième est de prendre contact avec des sans-abris et leur proposer l’idée (en plus d’une douche et d’une machine pour le linge, c’est la base à mon humble avis), et le troisième.. il n’y a plus qu’à organiser le rendez-vous.
En soi, il suffit d’un peu de foi. Je ne suis pas (encore) musicien, ni chanteur, ni danseur, sinon j’y serais déjà.
Je n’en peux plus d’être aussi impuissant face à la misère de ce monde, de savoir que je ne peux leur donner mieux que de pauvres centimes qui ne pourront les sortir de là, marre de voir cette société sourde, aveugle par manque de culture, et de voir justement cette dernière s’épuiser faute de moyens..
Cette action aurait au moins le mérite de:
-Permettre au jeunes artistes de se produire tout en se rendant utile,
-L’organisation d’un réseau solidaire entre, d’une part, le monde artistique et les sans-abris, d’autre part, potentiellement n’importe quel passant qui se prendrait au jeu,
-Raviver la culture qui, faute de budget, se voit de plus en plus faible voire inexistante,
-Remettre au goût du jour certaines traditions culturelles (musique, chant, danse folklorique) et certaines valeurs.
Si on peut se faire entendre dans ce monde, c’est dans la rue, le seul lieu où les gens ne peuvent pas s’isoler dans leur coin, c’est dans l’espace public qu’endiablés par la danse, passionnés par la musique, il faut exprimer cet amour platonique pour leur rendre la vue.
Il est fondamental à mon avis que les actions sociales se passent à la vue de tous plutôt qu’entre 4 murs.
En espérant que cette graine d’idée que j’appelle Maraude musicale et solidaire puisse vous inspirer, cordialement,
Joffrey Hauser.