Un matin à Saint-Denis

Il est neuf heures du matin, le dimanche 13 décembre 2015, à Saint-Denis. Sous le porche de la basilique, un prêtre et quelques jeunes filles s’activent. Ce n’est pas le curé de la basilique, il vient d’une paroisse hors de Paris. Il porte une valise dans laquelle sont soigneusement déposés les objets nécessaires au culte. Il la dépose dans un coin, l’ouvre et en sort un crucifix, deux petits bougeoirs, une sorte de petit carré de dentelle rigide contenant des reliques de saint Pierre. Les jeunes filles ont sorti du coffre de sa voiture une planche et deux tréteaux, elles montent l’autel, déploient un drap blanc sur la planche et disposent les deux bougeoirs à chacune de ses extrémités. Le crucifix est placé au centre, tourné face à la rue de la République. Pendant ce temps-là, le prêtre a revêtu son aube, il place son étole sur ses épaules après lui avoir donné un bref baiser. Elle est violette, nous sommes le 3e dimanche de l’Avent. Il fait froid ce matin, et le quartier a du mal à se réveiller. Les illuminations de Noël, criardes, tentent de donner un air de fête à cette rue qui, quelques semaines plus tôt, était le théâtre d’un assaut de sept heures.
La messe commence, signalée par un bref son de cloche, produit par la plus jeune fille du groupe. Elle a quatorze ans, et la plus vieille d’entre elles en a dix-sept. Elles sont cinq, toutes portent l’uniforme de la maison d’éducation de la Légion d’honneur, impeccable, leur ceinture de couleur en baudrier et leur béret, de mise lors des sorties officielles, bien calé sur leur chevelure soignée. Elles ont contacté leur jeune prêtre il y a quelques semaines, comme une réponse évidente aux attentats, aux assauts, à l’état d’urgence, à l’inquiétude de leurs contemporains. Elles n’en n’ont pas parlé à leurs camarades, se sont simplement mises d’accord à l’occasion d’un déjeuner commun. Et le jeune prêtre avait dit oui, séduit par le panache de l’idée et la possibilité de toucher, peut-être, certaines âmes. Il a maintenant le regard posé sur un missel calé sur un présentoir, sur un coin de l’autel, et les mains en l’air, écartées au niveau de ses épaules. Tous ont pris la décision, au péril de leurs vies peut-être, les jeunes filles contre les consignes données expressément par l’institution interdisant de sortir en uniforme, lui au mépris de la prudence la plus élémentaire dans un quartier sensible et à l’identité islamiste avérée, de dire cette messe en public, précisément dans le quartier où se sont rassemblés les terroristes avant de lancer leur action, un mois plus tôt.
La messe a commencé depuis une dizaine de minutes. Au début, les passants ne s’arrêtaient pas, prêtant seulement un regard étonné à ce spectacle surréaliste. Et puis retentissent les premières sirènes. Deux véhicules de police arrivent en trombe, de l’une d’elles sort un commissaire, calo sur la tête et haut-parleur au poing. On a dû lui signaler un attroupement, et dans un tel quartier il ne s’attendait vraisemblablement pas au spectacle qui s’offre maintenant à lui. Le quartier n’a pas réagi aux sirènes. Il porte le haut-parleur à sa bouche, puis se ravise, s’appuie sur la portière de sa voiture et observe, incrédule mais comme fasciné. Plus loin, des jeunes se regroupent. Ils ont l’air en grande discussion, certains font de grands gestes outrés, pointant le porche de la basilique. Ils ont l’air de tenir conseil, comme face à une menace. Est-ce que ce qui les préoccupe le plus est la présence de ces voitures de police, ou le culte chrétien ouvertement célébré, comme une provocation dans un quartier où ils règnent en maîtres ? Ils finissent par s’éloigner, sûrement incapables de se mettre d’accord sur la nature de ce qui se passe. Des passants, d’abord interloqués par la scène mais pressentant quelque chose comme de la gravité, quelque chose de sérieux, interrogent silencieusement le sens des gestes du prêtre, toujours exécutés en silence.
C’est maintenant l’élévation. La plus jeune fille, qui avait gardé la petite clochette avec elle, donne de petits coups, au moment de la consécration de l’hostie, puis de celle du vin. Elle agite la cloche d’un coup sec, et son tintement éclate après les longues prières silencieuses des six protagonistes. A ce moment, le commissaire tressaille, comme si l’hostie élevée vers le ciel nuageux de Paris, sous les voûtes du porche de la basilique dédiée à saint Denis et aux rois de France, était un acte de provocation auquel il fallait mettre un terme. Mais, pour la deuxième fois, il se ravise. D’ailleurs, il aurait été incapable de faire aucun bruit, et, presque malgré lui, ses gestes étaient prudents, plus mesurés qu’à l’accoutumée, comme s’il se passait quelque chose qui imposait le silence, une sorte de silence sacré que ses gestes pourraient incommoder. Les policiers mobilisés pour l’occasion s’étaient contentés de former un cordon de sécurité autour des jeunes filles et du prêtre, sans trop savoir s’ils les protégeaient eux ou s’ils protégeaient la population de ce spectacle aussi absurde que vain. Quatre ou cinq journalistes avaient rejoint la scène, parés d’épais blousons et le casque attaché à la ceinture, au cas où. D’abord incrédules, hésitant à prendre des photos, se demandant si on allait les croire même malgré elles, ils soupesaient le besoin ou non de rapporter l’évènement. Ils étaient sûrs de vivre quelque chose d’irréel lorsque les cinq jeunes filles, alignées et à genoux, reçurent la communion des mains du prêtre, qui prononçait devant chacune d’elle des mots à voix basse.
La communion finie, le prêtre se recueilli encore quelques instants, récitant pour lui-même quelques prières puis, levant son regard vers les jeunes filles, il traça lentement un signe de croix dans l’air, toujours face à la rue de la République. Le commissaire avait réprimé un geste involontaire lorsque les jeunes filles accompagnèrent le prêtre du même signe de croix, mais tracé sur elles-mêmes, consciencieusement. Immédiatement après, les cinq jeunes filles se levèrent et se mirent à ranger l’autel méthodiquement. Sans une parole, tout fut placé dans la valise-chapelle, et chacune serra la main du prêtre. Elles s’en allèrent sans un regard pour les journalistes, se contentant de se diriger vers leur école en discutant comme des adolescentes qu’elles étaient, comme si rien d’étrange ne s’était passé, comme si ce qu’elles venaient de vivre était évident. Elles avaient quitté leur air grave, et les journalistes les regardaient partir, sans oser les interpeller et sans même voir le prêtre s’éclipser dans la direction opposée, vers sa voiture. Il retournait dans sa paroisse où la messe était prévue à 10 heures. La scène avait duré une petite demi-heure. Aucun des journalistes n’osa rendre compte de ce qu’il avait vu, et l’affaire ne fut pas connue du grand public. Ni les jeunes filles ni le prêtre ne furent inquiétés pour ce qu’ils avaient fait. Pourtant, tout avait changé.
HéronT
Une réponse à “Un matin à Saint-Denis”
@ HéronT
Pas de commentaire. Sinon celui-ci. Parmi ceux qui ont assisté à cette messe, en particulier les journalistes, y en aurait-il un doté d’un bon coup de crayon ? Histoire de dessiner la scène, d’en laisser une image, afin de soutenir notre prière pour la France ?