Les Vierges contraires – Houellebecq et Abd al Malik

Au milieu des polémiques mi réelles mi fantasmées accompagnant la sortie d’un livre de Michel Houellebecq, on aurait presque fini par oublier qu’avant son dernier roman Soumission, d’autres que lui avaient déjà imaginé un candidat musulman favori d’une élection présidentielle.
C’était le point de départ de l’Islam au secours de la République, second roman d’Abd al Malik paru fin 2013 : le chanteur, écrivain, depuis peu cinéaste racontait l’histoire de ce candidat « normal » surpris un soir en train de prier par sa femme de ménage, et l’onde de choc provoquée dans la société française à quelques jours du second tour des élections. Ce sont donc deux romans de politique fiction qui se ressemblent en de nombreux points sans être d’accord sur rien. Si l’Islam au secours de la République fit beaucoup moins parler de lui que Soumission, (peut être parce qu’il soutient assez mal la comparaison d’un point de vue littéraire), il est quand même intéressant de comparer les points de vue notamment car les deux livres ont une scène centrale commune : la rencontre d’un personnage avec une statue de la Vierge à l’Enfant.
Vierge noire
C’est la célèbre Vierge noire de Rocamadour que Houellebecq représente. Son personnage, François, fuit la capitale et finit par se retrouver, au gré d’étapes qui prennent progressivement des allures de pèlerinage, devant elle. Il décrit ainsi la rencontre :
« C’était une statue étrange, qui témoignait d’un univers entièrement disparu. La Vierge était assise très droite ; son visage aux yeux clos, si lointain qu’il en paraissait extraterrestre, était couronné d’un diadème. L’enfant Jésus – qui n’avait à vrai dire nullement des traits d’enfant, mais plutôt d’adulte, et même de vieux – était assis, lui aussi très droit, sur ses genoux ; il avait, lui aussi, les yeux clos, et son visage aigu, sage et puissant était également surmonté d’une couronne. Il n’y avait nulle tendresse, nul abandon maternel dans leurs attitudes. Ce n’était pas l’enfant Jésus qui était représenté; c’était, déjà, le roi du monde. Sa sérénité, l’impression de puissance spirituelle, de force intangible qu’il dégageait étaient presque effrayantes. »
« La Vierge attendait dans l’ombre, calme et immarcescible. Elle possédait la suzeraineté, elle possédait la puissance, mais peu à peu je sentais que je perdais le contact, qu’elle s’éloignait dans l’espace et dans les siècles tandis que je me tassais sur mon banc, ratatiné et restreint. Au bout d’une demi-heure je me relevai, définitivement déserté par l’Esprit, réduit à mon corps endommagé, périssable, et je redescendis tristement les marches en direction du parking. »
C’est le récit d’une conversion ratée. Par les interviews de Houellebecq, par les allers-retours dans le roman avec l’œuvre et la vie de Huysmans, on sait que la question de la conversion est la clé de voute de Soumission. Miroir de l’auteur témoignant de ne plus se retrouver dans l’athéisme, son personnage en rencontrant la statue tente de faire la jonction entre l’histoire et sa foi. Mais son parcours ne rejoint pas celui des rois, pas plus que celui de Huysmans. Cette rencontre manquée marque un tournant dans le roman, vers une soumission qui chez Houellebecq est synonyme aussi d’abandon d’espérance. Une conversion, il y en aura une au final, mais dénuée de toute foi.
On avait beaucoup craint par avance que Soumission soit islamophobe. Les craintes n’étaient pas fondées : Houellebecq ne s’intéresse pas à vraiment à l’islam, pas autrement que comme d’un outil pour renverser quelques tabous républicains qui le gênent. L’islam, avec minuscule, décrit par Houellebecq, c’est une religion réduite à son aspect politique ou sociétal, (lui-même sujet à interprétation), où Dieu et foi sont définitivement absents. Ce désintérêt profond est manifeste quand le narrateur à qui on offre un petit livre de présentation de la religion sus-dite en dix points en fait ce commentaire: « Comme sans doute la plupart des hommes, je sautais les chapitres consacrés aux devoirs religieux, aux piliers de l’islam et au jeûne, pour en arriver directement au chapitre VII : « Pourquoi la polygamie »».
Vierge blanche
Abd al Malik, à l’inverse, aime les récits didactiques. Il organise son roman en cinq chapitres, dont chacun porte le nom d’un des piliers de l’Islam et en illustre l’application en France aujourd’hui, au regard de la république et de la laïcité. L’Islam prend chez lui une majuscule, il n’est pas une proposition économique, n’est ni de droite ni de gauche, il est une relation personnelle. Et la statue de la Vierge à l’enfant qu’il choisit n’est pas liée à l’histoire de France, mais au hasard d’un égarement. C’est une Vierge blanche anonyme dans une petite rue de Paris, dont j’ai cherché en vain la trace ces dernières semaines sans réussir à l’identifier. Son personnage, Haya est une jeune fille musulmane qui après un rendez-vous manqué avec le père de son bébé se retrouve face à cette statue.
« Quand j’ai quitté le parvis de Notre-Dame avec Aïssa dans le porte-bébé, j’ai atterri dans une toute petite rue. Et là je suis tombée sur une statue en marbre blanc représentant Marie voilée qui tenait le petit Jésus dans ses bras. J’ai été touchée… Je te jure, j’avais l’impression de me voir, moi, avec mon petit Aïssa. Cette femme est la meilleure de toutes les femmes et certainement la meilleure de toutes les mères… Elle semblait si apaisée, si aimante avec son enfant et si seule à la fois que je me suis sentie en communion avec elle. En la voyant, j’ai compris que l’enfant auquel j’avais donné naissance, même si j’étais loin d’être une sainte et lui un Prophète, n’en était pas moins un don de Dieu. […] On est des musulmanes, mais c’est en voyant Marie, la mère de Jésus, que j’ai éprouvé le besoin de porter le voile. C’est le premier choix de femme libre que j’ai fait de toute ma vie… »
« Tu vois, quand j’ai vu Marie enveloppée de son long voile, je me suis dit que Dieu dans son immense miséricorde avait fait don d’un enfant à une jeune fille qui n’avait pas connu d’homme. A-t-on seulement idée des préjugés dont elle a pu être victime ? D’apparence, ce n’était sûrement qu’une femme comme toutes les autres et peut-être qu’on aurait été nous-mêmes incapables de percevoir sa Toute Bénédiction. Pourquoi Dieu aurait-il choisi ce moyen-là pour nous envoyer une preuve de sa Grandeur ? Je pense que nous sommes toutes porteuses d’un indicible secret comme Marie. Ce monde nous malmène toujours autour des mêmes thèmes. Dans notre société, religieuses ou non, le monstre né des jugements hâtifs et des préjugés n’a d’adversaire que l’image de cette Mère à la virginité toujours intacte. »
Il faut un Abd al Malik, qui connait bien la religion catholique dans laquelle il a été éduqué, qui connait bien l’expérience de conversion, (il a raconté la sienne en livre et au cinéma, le sujet revient d’ailleurs dans chacun de ses romans) pour avoir le culot de faire de la Vierge Marie une porte d’entrée vers l’Islam. Chacun de ses livres décrit l’articulation de sa foi avec les valeurs républicaines avec un certain zèle.
Entre Vierge Blanche et Vierge Noire, il faudrait maintenant reconnaitre un sacré talent d’ubiquité à la mère du Christ si celle-ci est capable à la fois de symboliser pour l’un la France royaliste d’antan prête à la résistance contre le mécréant, à la fois cette république des libertés dans laquelle, qu’on soit nonne ou mère célibataire, porter le voile est d’abord et avant tout un choix personnel. Et pour être honnête, il siérait mal à l’auteur protestant de cet article de faire trop de compliments à la Vierge Marie. Je préfère parler du pouvoir particulier qu’ont les sculptures, qu’elles soient religieuses ou non, d’occuper un espace physique, tout en ouvrant sur une réalité abstraite. Autrement dit, une sculpture est à la fois dans le monde et hors du monde. Le palpable et l’impalpable. Pas si étonnant donc que les deux se servent donc d’une statue pour aborder la place de la foi dans la société. Chez Houellebecq, c’est une porte noire qui se referme. Chez Abd al Malik une porte blanche prête à s’ouvrir. Ce qu’on comprend bien, c’est que les deux parlent moins de foi religieuse que de foi dans notre société. Dans son dernier livre Place de la république, un petit essai de 25 pages publié il y a quelques jours, Abd Al Malik parle d’une société de l’homme de foi. Et chez lui « toute femme, tout homme ayant « réussi » de façon quelconque est un homme de foi. » Et les deux auteurs ensemble forment aussi une sculpture, celle du zélé discutant avec le sceptique.
L’apôtre du swag
Une réponse à “Les Vierges contraires – Houellebecq et Abd al Malik”
HuysmanS!
Sinon, merci pour cette analyse.