Le symbolique n’est pas arbitraire – Déracinement raciné #4
Une solidarité organique
Face au choix terrifiant que nous évoquions la semaine passée entre la froideur d’une institution intégrant tout homme et la chaleur d’un contrat en excluant nécessairement certains, Péguy nous semble, encore une fois, proposer une solution. Péguy ne parle pas en terme de contrat et d’institution, ce vocabulaire nous l’avons emprunté à Dominique Schnapper. Péguy oppose, lui, la « solidarité organique » et la « société bourgeoise ». Il a l’intuition puissante d’un lien organique unissant tous les hommes. Il retrouve ainsi, mais de façon renouvelée, l’idée aristotélicienne de l’homme comme animal naturellement social, c’est-à-dire toujours déjà relié à d’autres hommes. Cette solidarité, Péguy en parle comme du « plus vieux sentiment » de l’humanité, celui qui « a fait le monde ». Et selon Péguy, c’est justement ce sentiment qu’ignore la modernité.
Pour Péguy cette unité entre les hommes n’est pas une réalité théorique, il la qualifie volontiers d’organique ou de charnelle. Elle n’est pas non plus une réalité raciale, si Péguy utilise abondamment et toujours positivement le terme de race, c’est en un sens tout à fait spécifique. La race chez Péguy c’est le rattachement à la racine ; mais dans ce rattachement ne s’arrête pas à la racine nationale (le sang), il creuse encore et trouve la race humaine (la chair). Péguy dans une excavation toujours plus profonde découvre la solidarité organique de tous les hommes. L’homme vient de la terre – humus – et renouant avec cette terre, il découvre que celle-ci ne se limite à ce bout de terrain qu’il a sous ses pieds, mais qu’elle s’étend et établie une continuité entre toutes les nations. L’amour de la terre, de la race, de la racine, ne fonde donc pas chez Péguy un nationalisme xénophobe, mais au contraire un internationalisme. Péguy peut ainsi avoir cette formule géniale : “je suis inter-nationaliste car nationaliste”.
Il y a une unité originelle entre tous les hommes, unité charnelle qui lie notre destin à celui de tout homme. Si nous l’ignorons, c’est que nous nous sommes rendu insensibles, car cette unité, avant de se connaître, se sent. Toute la suite de notre propos – tout le bien que nous pourrons dire de l’institution – est conditionné par la redécouverte de cette solidarité. Sans ce sentiment, sans cette charité originaire aucune société ne peut se construire. Péguy est net : “Aussi longtemps qu’il y a un homme dehors, la porte qui lui est fermé au nez ferme une cité d’injustice et de haine” 1Cf. notre L’anté-premier devoir .
Cette solidarité originaire entre les hommes vient appuyer notre critique de l’idée de Contrat Social 2Pour contre-balancer notre propos et approfondir la valeur de l’idée de contrat voir Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, folio essais, Gallimard. 1987.. Ce qui fonde la société ce n’est pas un choix, c’est un lien organique. Le lien social n’est pas à inventer, c’est le point de départ. L’amour est la réalité originaire, primitive de l’humanité. La solidarité (terme qui chez Péguy correspond à la charité dans le vocabulaire chrétien) est ce qui fait le monde.
Charles Péguy nous pousse à étendre ce lien à l’ensemble de l’humanité, mais il perçoit bien que le lien à la terre entière ne se fera pas par l’abolition du particulier. Ce n’est pas en étant hors sol, volant au dessus des déterminations particulières, que l’on atteindra l’universel. Au contraire, c’est en plongeant ses racines dans sa terre que l’on se retrouve lié à la terre, à tout homme. L’universel n’est pas la négation du particulier mais son extension.
Ainsi la tradition – l’institution – même si elle a une part arbitraire (l’institution familiale, par exemple, a des formes différentes suivant les sociétés) n’est pas elle-même arbitraire. L’institution est la manifestation particulière de solidarité originaire entre les hommes.
De la nécessité de l’arbitraire
Alors qu’aux yeux du moderne l’institution incarne le type même de l’arbitraire dont il faut se débarrasser, nous découvrons ici que l’institution, même si elle a toujours une forme arbitraire, est le fondement de toute « cité harmonieuse ». L’arbitraire a une existence nécessaire (Aristote disait ainsi que bien que toute langue particulière soit arbitraire, l’existence de langues, elle, n’est pas arbitraire).
La tradition doit, certes, être questionnée et souvent amendée, mais il serait erroné de croire qu’elle doive partout et toujours être abandonnée. Bien plus que la tradition, c’est l’absence totale de tradition qui donne lieu à une société arbitraire, à l’arbitraire individuel. Au règne de la perpétuelle invention de soi, de la perpétuelle invention des relations, etc. Ce règne de l’invention (règne bourgeois) peut être exaltant, mais il est aussi épuisant. Il laisse à la marge, tous ceux qui n’ont pas la force (ou l’orgueil) de se faire sur-homme.
Prenons les stéréotypes de genres. Il faut les questionner, et les amender quand ils fondent un système d’oppression, mais faut-il rêver de leur anéantissement total et définitif ? La tradition galante française, par exemple, veut que ce soit l’homme qui fasse le premier pas. C’est arbitraire, ça pourrait être l’inverse – et il y a même très certainement des sociétés où c’est l’inverse – mais est-ce pour autant un mal ? … Si oui, c’est une grande part de la littérature française qu’il faudra mettre à l’index.
Alors plutôt que de parler de stéréotypes, ne faut-il pas parler de symbolique ? Le symbole est arbitraire, mais il est nécessaire. Le symbolique est l’ordre proprement humain 3Cf. notre Gender – au-delà de la nature et de l’arbitraire : le symbolique.. Le symbole unit, et cette unité n’est pas simplement horizontale – celle des hommes d’une génération – elle est aussi verticale – reliant les générations entre-elles.
Notons aussi que la tradition telle que nous la pensons est toujours vivante et soumise à la critique. La tradition peut être enfreinte et transgressée. – La femme peut faire le premier pas, évidement ! Là n’est pas le problème –. Le suffixe –ion de tradition indique qu’il s’agit d’une dynamique et non d’un bloc fixe. Revenons à l’étymologie la traditio n’est rien d’autre que la transmission.
La résistance par l’enracinement
Nous sommes dans une situation délicate. Notre monde est en réalité déjà un monde déraciné ; un monde où toute tradition est menacée de mort. Notre monde voudrait n’avoir de racines qu’en lui-même, flotter dans le vide, être sûr de ne dépendre de rien ni personne. Tout recours à la tradition passe donc pour archaïsme. Parler de tradition galante, c’est déjà être d’un monde qui n’est plus.
Péguy en était conscient. La voie qu’il propose est une voie de résistance. Partout où le monde moderne déracine, il faut re-raciner. À chaque exploitation de tomate hors sol, il faut opposer une plantation de tomate bio, pourrait-on dire. Ce monde moderne que Péguy a vu naître, nous y sommes nés. D’une certaine manière, nous sommes tous sans racines, sans tradition. Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, des hommes vivent dans le vide. Pour Péguy, la seule issue à cette folle situation est « l’appel de sève plus profond ». Il nous faut partir à la recherche de la sève dont nous avons été privés. La triple sève juive, chrétienne et républicaine 4Les trois sèves que je relève sont celles que Péguy identifie au moment de l’affaire Dreyfus, les trois sèves qui auraient du faire advenir un monde nouveau. Mais Péguy reconnaît l’existence d’autres sèves, notamment la sève royaliste. Péguy, socialiste convaincu, avait bien plus de tendresse pour les mystiques royalistes que pour les politiciens socialistes., l’unique sève humaine. Ce racinement se fera notamment par la lecture. C’est en lisant nos ancêtres que nous pourrons recevoir leur sève.
Le fil de la tradition est rompu et nous devons découvrir le passé pour notre propre compte, c’est-à-dire ses auteurs comme si personnes ne les avaient jamais lus avant nous.
(Hannah Arendt, La crise de la culture.)
Evidemment – évidemment ! – il ne s’agit pas de se fixer dans le passé. Il s’agit de retrouver la source ! Notre racinement dans le passé n’est pas traditionalisme, il est révolutionnaire. Il s’agit d’opérer sans cesse un déracinement raciné. De renouveler cette tradition révolutionnaire.
Evidemment – évidemment ! – la tradition doit être critiquée, purifiée. Mais en aucun cas nous ne pouvons nous en passer. À moins – à moins ! – de devenir des individus hors sol. À moins d’oublier le lien organique qui nous unit les uns aux autres, qui nous unit à nos aïeux et à nos enfants.
– fin de la série sur le déracinement raciné –
Benoît.
Lisez aussi :
Notes :
1. | ↑ | Cf. notre L’anté-premier devoir |
2. | ↑ | Pour contre-balancer notre propos et approfondir la valeur de l’idée de contrat voir Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, folio essais, Gallimard. 1987. |
3. | ↑ | Cf. notre Gender – au-delà de la nature et de l’arbitraire : le symbolique. |
4. | ↑ | Les trois sèves que je relève sont celles que Péguy identifie au moment de l’affaire Dreyfus, les trois sèves qui auraient du faire advenir un monde nouveau. Mais Péguy reconnaît l’existence d’autres sèves, notamment la sève royaliste. Péguy, socialiste convaincu, avait bien plus de tendresse pour les mystiques royalistes que pour les politiciens socialistes. |
Une réponse à “Le symbolique n’est pas arbitraire – Déracinement raciné #4”
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