Bioéthique : de quel homme parlons-nous ?

L’homme est-il mort ?
En son temps, Michel Foucault (1926-1984) avait récusé le terme d’ « humanisme » pour qualifier sa pensée. Pour le philosophe français, ce terme avait été trop galvaudé par des systèmes idéologiques qui voulaient, par son truchement, imposer leur modèle anthropologique. « L’homme est mort », déclarait-il, devant une opinion médusée, et souvent peu au fait des arcanes de la « French Theory » et de son projet de « déconstruction ».
Quarante ans plus tard, les états généraux de la bioéthique nous obligent à poser, à frais nouveaux, la même question sur l’homme. Les nouvelles technologies du vivant, ainsi que leurs conséquences pratiques, remettent en effet en cause bien des idées au sujet de la nature humaine, c’est-à-dire au sujet de ce que nous sommes au plus profond de nous mêmes.
Qui sommes-nous ?
Il est plus urgent que jamais de creuser la problématique de l’identité humaine. Pour quelle raison ? Parce qu’elle sous-tend toute réflexion désireuse de se pencher sérieusement sur les nouvelles possibilités offertes par les sciences et les techniques dans les domaines des modifications génétiques opérées sur l’humain, et plus largement dans celui des modifications biologiques de tout ordre, avec leurs implications sur la filiation et la procréation. L’urgence de la réflexion est motivée également par l’apparition de possibilités inédites dans le champ de l’application sur l’humain des trouvailles techniques récentes. En effet, à cette modification du vivant s’ajoute le projet de greffer sur le corps organique des appareils en tous genres ! Voilà de quoi nous replacer face à l’antique interrogation : « qui sommes-nous ? » Ou plutôt : « qui allons-nous être, si ces projets aboutissent ? », ou encore : « qui, ou quoi, désirons-nous devenir ? ».
Faire l’impasse sur la recherche de ce que nous sommes reviendrait à nous livrer pieds et poings liés aux nouveaux mentors des techniques du vivant, pour lesquels le possible est, sinon souhaitable, du moins inévitable. Toutes les dérives s’autoriseraient alors de l’ absence de loi interne à l’homme, qu’on l’appelle naturelle ou d’un autre nom, afin de légitimer leurs projets inquiétants. L’être humain ne représenterait plus dès lors qu’une cire vierge, manipulable à merci ! Aussi, dans cette quête préalable de nous-mêmes il n’en va pas seulement de la connaissance de soi (et des autres, par voie de conséquence), mais aussi de la liberté.
Subir ou choisir ?
Pour ceux qui ne se résignent pas à donner carte blanche aux prophètes auto-proclamés de « l’homme nouveau » sans aller y regarder de plus près, ces interrogations existentielles en appellent une autre : voulons-nous subir le « progrès » technologique, ou bien restons-nous conscients qu’il est vital de le questionner au sujet de sa philosophie profonde, fondamentale, avant de lui signer un chèque en blanc ? Car le « progrès », dans le domaine bio-technique, avance à grands pas, dopé par des puissances financières qui escomptent de substantiels bénéfices de la « modification » de l’humain. Déjà, comme je le disais plus haut, le travail sur les données biologiques ne suffisent plus aux apprentis sorciers qui rêvent de nous « augmenter » : ils envisagent maintenant de greffer sur le vivant tout un appareillage de micro-processeurs, d’implants neuronaux qui, à terme, assimilera homo sapiens à une machine ultra-perfectionnée !
Afin de prévenir cette dérive, il est nécessaire de définir qui nous sommes, et, dans la foulée, qui, ou plutôt quoi (!), nous ne voulons pas devenir. Seule cette tentative d’identification sera en mesure de fixer des digues à cette fuite en avant technologique qui emporte tout sur son passage. Sinon, si tous les repères ontologiques, c’est-à-dire qui font référence à notre être, venaient à disparaître, les garde-fous qui fixent des interdits intangibles seraient emportés à leur tour. Si nous n’avons plus à notre disposition de modèle anthropologique pour nous définir, alors non seulement nous subirons les applications concrètes (sur notre corps !) des fantasmagories des chercheurs de la Silicon Valley, mais de plus nous ne posséderons plus les repères nécessaires pour les critiquer, et choisir une autre voie. Nous deviendrions dès lors des victimes consentantes parce qu’inconscientes !
Aussi est-ce à un travail de conscientisation des enjeux que doivent s’atteler les personnes qui prendront part aux états généraux de la bio-éthique. A cette fin, il est souhaitable qu’aucune voix n’en soit exclue.
Incontournable vérité
Réfléchir sur l’ « éthique », c’est bien beau. Encore faut-il savoir ce que nous voulons. Et pour cela, il est nécessaire de connaître l’objet de notre volonté. Le Bien ne peut marcher à l’aveuglette. Il a besoin des lumières du Vrai pour tendre vers l’accomplissement qu’il se propose. Sinon, il reste une pure intentionnalité, inconsistante, chimérique et soumise à toutes les influences extérieures, qui lui feront prendre pour des avancées de « droits » les pires régressions idéologiques. Parmi ces chimères on compte par exemple les prétendus « droits » à ne pas mourir, donc à l’immortalité, à rester en éternelle et bonne santé à n’importe quel prix, à « faire » un enfant comme on veut, et à le pré-programmer dans ses caractéristiques fondamentales selon nos desiderata.
Mais est-ce cela, être un homme ? Est-ce cela, agir en « agent éthique » ? N’est-ce pas plutôt subir l’ascendant de nos fantasmes de toute-puissance ? Seul l’enfant croit que les limites peuvent être indéfiniment repoussées. En théorie, l’adulte est là pour lui rappeler le principe de réalité, lui enseigner qu’il existe une loi, et que cette loi est au service de notre être profond, au service de notre croissance, parce qu’elle tient compte de notre vérité intérieure, spirituelle et charnelle.
Qui sera habilité à soulever le capot d’homo sapiens ?
Le chamboulement bio-technologique remet en question ce principe de réalité. Le « pape » du transhumanisme, Ray Kurzweil, ingénieur en chef chez Google, prédit que l’homme sera bientôt une machine ultra-perfectionnée grâce à l’intelligence artificielle. Si cette prédiction se vérifie, nos corps nous appartiendront-ils encore ? Ou bien seront-ils pilotés par un allien, lui même manipulé à distance par un enchevêtrement de réseaux numériques ? « Mon corps m’appartient » clamaient les féministes il y a quarante ans. En diront-elles autant une fois qu’y seront implantés toute une panoplie de micro-processeurs, sur lesquels nous n’aurons aucune prise ?
Nos corps ne ressembleront-ils pas alors à ces moteurs d’automobiles, bardés d’électronique, et pour la réparation desquels il est vain de soulever nous-mêmes le capot, tant leur complexité est grande, et leurs pièces inaccessibles ? Dès lors son conducteur n’a plus d’autre option que de le conduire chez le garagiste. En ira-t-il de même pour nous ? Serons-nous à ce point dépossédés de nous-mêmes, que seuls des « spécialistes » seront encore en mesure de nous « réparer » au cas où nous tomberions « en panne » ? « Progrès » bien réversible !
Le paradoxe de la toute-puissance
Paradoxe de la toute puissance : les Prométhée qui désirent nous transformer en demi-dieux et tout contrôler : la naissance, le sexe des enfants à naître, ceux à éliminer, la couleur de leurs yeux, leur potentialité cognitive, notre patrimoine génétique, notre santé, notre mort – ces Prométhée, au final, tendent à nous asservir au règne de la technique et de l’ingénierie génétique et numérique. Nous désirons tout maîtriser, et nous nous retrouvons à trembler devant la possibilité de notre obsolescence au cas où nous raterions un virage décisif pour greffer sur nous le dernier gadget qui nous permettrait de rester dans la course ! Est-ce un tel monde que nous voulons laisser à nos enfants ? La sélection ne sera plus naturelle, comme chez Darwin. Elle dépendra de la puissance financière. Sinistre perspective !
De plus, si nous ne gardons pas la part d’involontaire dans nos vies (par exemple la naissance d’un enfant, l’accueil de nos frères dans leur diversité), comment parviendrons-nous à apprendre ? Car à vouloir tout maîtriser, nous finissons par nous illusionner en pensant pouvoir tout connaître. Aucune voie n’est plus propice à favoriser l’ignorance que celle qui exclut a priori l’imprévu. Seul l’imprévu est capable en effet de nous mener sur le chemin conduisant vers des réalités inédites, et d’enrichir ainsi la palette de nos connaissances.
L’homme, un mystère à ne pas mettre entre toutes les mains
On nous traitera de Cassandre. Mais le cheval de Troie est déjà dans la place ! Cependant, ce n’est pas lui qui constitue le plus grave danger, mais plutôt notre incapacité à nous définir, à nous penser, parce que nous ne possédons plus de modèles pour cela (à l’exception des personnes qui adhèrent aux grandes traditions religieuses). L’homme est un être spirituel. Penser que l’intelligence artificielle, ou la modification de sa constitution génétique, vont pouvoir l’ « augmenter » est un grossier contre-sens. Afin de mieux se détromper à ce sujet, il n’est pas inutile de rappeler que l’homme possède un esprit qui en fait un être, mieux, un mystère transcendant, sur lequel il est interdit de porter la main.
Cette définition n’est pas oiseuse. Elle nous rend capable d’opérer un discernement décisif entre ce qui relève de la médecine qui soigne, et ce qui constitue une atteinte à la dignité de la personne. Il n’est pas question de rejeter le progrès, et encore moins le souci de la santé. A condition toutefois de pas confondre volonté de soigner, et obsession de modifier et de transformer l’humain !
Ne pas hypothéquer l’humanité de nos descendants
L’homme est un infini. Il n’a rien à gagner à ce que des apprentis ingénieur-mécaniciens le refaçonnent de A à Z au gré de leurs lubies gnostiques. L’homme est fait pour plus grand que lui, tout simplement parce qu’il est plus grand que ce que nous pouvons penser de lui, que ce que nous croyons qu’il est. C’est la raison pour laquelle il me paraît dangereux que des intelligences finies décident de le manipuler dans ses dimensions les plus fondamentales : la naissance, la mort, la procréation, la « santé » et le « fonctionnement » de l’esprit.
D’autant plus que nous aurons à décider, dans les années à venir, pour des personnes encore à naître, et cela relativement à la constitution de leur être le plus profond. N’ hypothéquons pas l’humanité des enfants, encore à venir au monde, avec nos fantasmes !
Un dernier vœu : ne laissons ce sujet aux mains des seuls « spécialistes », car il en va ici de l’homme, c’est-à-dire de nous-mêmes.
Jean-Michel Castaing
Une réponse à “Bioéthique : de quel homme parlons-nous ?”
Texte brillant,analysant avec finesse les enjeux dramatiques de la manipulation génétique sans conscience forte,de modifier l’être humain,irrémédiablement
très grande vigilance
Sentiments respectueux et cordiaux jmc