La « révolution sexuelle » nous a-t-elle libérés ?

Une révolution peut en cacher une autre
Il n’est plus besoin de rappeler tout ce que la « révolution sexuelle » issue des années soixante, a changé dans le cours de nos existences. Qu’il suffise de considérer ce que le découplage entre vie sexuelle et procréation a pu induire dans la pratique comme dans notre conception de la sexualité en général. On pourrait multiplier les exemples concrets qu’a induits ce bouleversement idéologique et pratique dans la vie de millions d’individus.
Je ne m’attarderai pas ici à les énumérer tous. Chacun les connaît. En revanche, il est une autre révolution, concomitante à celle dont nous parlons, qu’il vaut la peine d’interroger afin de mieux saisir les enjeux de ce bouleversement sociétal. Il s’agit de la révolution idéologique, ou philosophique, qui a changé le regard porté sur cette dimension centrale de l’homme qu’est la sexualité. Plus fondamentalement que les nouvelles moeurs initiées par le « libéralisme sexuel », c’est la nouvelle idée de la nature de la sexualité, de ce qu’elle est en elle-même, idée que cette « révolution » a propagée dans le corps social, qu’il convient d’examiner de plus près. Ainsi pourrons-nous mieux mesurer ce que nous avons gagné, ou perdu, dans ce bouleversement de grande ampleur.
Une pratique comme une autre ?
Bien sûr, il ne s’agit pas de généraliser. La licence, ou l’appel au dévergondage, n’ont pas succédé soudainement au rigorisme de jadis. Encore une fois, je ne juge pas ici les « pratiques », mais le regard que l’idéologie dominante a tenté de nous faire porter sur la sexualité.
A ce sujet, que constatons-nous ? La sexualité est devenue, pour cette mentalité, « le sexe ». Que faut-il entendre par cette appellation ? N’est-ce pas une tentative de ravaler la sexualité à une pratique comme une autre ? L’idéologie soixante-huitarde, en désirant briser tous les « tabous », démythologiser tous les sacrés, ne pouvait pas ne rencontrer sur sa route cette dimension centrale de la condition humaine qu’est la différence homme-femme, ce que l’on nomme la « sexualité ». Il s’agissait pour cette idéologie libertaire, fidèle à ses a priori, de libérer cette dernière des carcans de la soi-disant tyrannie du « patriarcat ». D’où le fameux slogan de mai 68 : « Jouissez sans entraves ! ». Le « sexe » devait être libéré de tous les interdits qui s’attachaient à sa pratique. La croisade que mena l’idéologie libertaire-libérale contre le supposé « ordre moral » qui protégeait le « sexe » d’un cercle de feu, s’apparenta bien à une tentative d’accéder à un endroit sacré afin de le « délivrer », ou de le livrer à la profanation, c’est selon.
Ainsi, on devine ce que signifie la mutation de la sexualité en « sexe » : un domaine sacré réduit à l’état profane. C’est d’ailleurs la définition du terme de « sécularisation ». Avec « le sexe », la sexualité est censée devenir une activité comme une autre. Une « pratique » (bien vilain mot pour parler de ce que la théologie considère comme un acte de communion entre deux êtres humains) mise sur le même plan qu’une activité sportive, ou touristique ! Comme si la sexualité n’engageait pas toute la personne de celui, et de celle, qui s’y adonne !
Derrière cette profanation (en tant que domaine sacré reversé dans le domaine profane), la petite musique d’un certain ressentiment se fait entendre. Ressentiment envers qui ? Envers le Beau, le Bon, dont une sexualité bien réglée représente l’épiphanie ? Envers le Créateur ? C’est une piste à envisager. Car derrière la dérision, les grosses railleries qui tachent, ou le désir obsessionnel d’ « émancipation », se dissimulent parfois des sentiments moins avouables.
Une dimension de l’existence qui fait signe en direction de l’infini
Quoiqu’il en soit des motifs profonds qui l’ont poussée à opérer cette profanation, l’idéologie libérale-libertaire démontre son incapacité à concevoir l’être humain comme un ensemble intégré au sein duquel le corps, l’âme et l’esprit sont appelés à s’unifier. En effet, avec le « sexe », le corps reste une réalité extrinsèque à l’esprit et à l’âme. Qu’un homme et une femme s’aiment charnellement, engage tout leur être. La sexualité n’est jamais une activité neutre. Tel n’est pas l’avis des tenants les plus radicaux de la pseudo « libération sexuelle ». Selon eux, le « sexe » se réduit à une simple occasion de prendre du plaisir.
L’hypermodernité est-elle revenue de cette vision réductrice de la sexualité ? Les ravages causés par l’extension du domaine de la pornographie, ont ouvert les yeux à beaucoup de personnes, qui redécouvrent que la sexualité est une réalité qui transcende le simple niveau des corps, ou des pulsions. Avant d’être une « activité », elle représente une dimension centrale de l’être, par laquelle l’homme fait l’expérience de l’ouverture à l’autre, ainsi que celle de l’extase, c’est-à-dire de la sortie de soi. Au lieu d’être un simple désir recourbé sur soi, la sexualité fait signe en direction d’un au-delà du sujet. C’est la raison pour laquelle tant d’interdits s’attachent à elle dans toutes les civilisations. La sexualité touche toujours, d’une façon ou d’une autre, au sacré. C’est d’ailleurs ce qu’ont pressenti les petits maîtres de mai 68 lorsqu’ils ont décidé de la livrer au domaine profane.
L’homme conçu comme un être compartimenté, « à étages »
Appréhendée dans le temps long de l’histoire des croyances et des idées, cette « libération sexuelle » a constitué la résurgence d’une ancienne hérésie. Laquelle ? Celle qui stipulait que le corps, et la matière en général, n’étaient pas bons, et n’avaient rien à voir avec l’esprit. Considérer le « sexe » comme une activité comme les autres, revient en effet à concevoir notre corps comme un simple instrument de plaisir, une simple machine à faire jouir, qui ne possède aucune signification en dehors de sa capacité à procurer une éphémère jouissance.
L’homme serait ainsi constitué de trois entités, superposées l’une sur l’autre : le corps, l’âme et l’esprit, qui ne communiqueraient jamais quant à ce qui regarde les choses essentielles. Un homme « à étages », de même que le Christ de l’hérésie docète ne possédait pas un vrai corps, mais seulement son apparence, ou que le Christ de Nestorius (patriarche de Constantinople de 428 à 431) selon qui, en Jésus, divinité et humanité étaient complètement séparées l’une de l’autre (par exemple en faisant des miracles, le Christ n’était plus homme, mais seulement Dieu). Pareillement, avec le « sexe » émancipé, nous avons affaire à un sujet « schizé », chez lequel la vie sexuelle n’est pas intégrée dans le parcours existentiel, reste extérieure à son être profond. On imagine sans mal de quels dégâts psychologiques et affectifs une telle dissociation est porteuse à long terme.
En désacralisant la sexualité, l’idéologie libertaire a trahi le fond gnostique de sa pensée : pour elle, le corps sexué ne fait aucunement signe en direction d’une réalité transcendante, qu’on l’appelle Dieu, l’amour, ou le sacré. Le corps et la chair ne représentent selon elle qu’une belle mécanique de laquelle tirer le maximum de plaisir – mécanique sans âme, et dont le fonctionnement ne saurait influer sur le cours de l’esprit et de la psyché. Faire l’amour avec Isabelle, avec Albert, ou bien avec les deux en même temps : tout cela est peut-être bon pour l’hygiène corporelle, ou la satisfaction narcissique, mais ne saurait avoir la moindre influence sur le cours de nos existences…
D’un surmoi l’autre
Dès lors le corps de l’autre, comme le mien propre, ne sont plus des temples spirituels par l’intermédiaire desquels le don de soi est une activité qui engage toute la personne. Dans une telle vision gnostique de la sexualité, le corps demeure au contraire une entité qui me reste extérieure, et dont je dispose comme je le ferais d’un simple outil. Le corps cesse d’être spirituel. Que l’on pense à sa profanation dans la pornographie. On a voulu présenter une telle évolution comme un progrès, une avancée de la « liberté ». Notre postmodernité est en train d’en revenir. En effet, cette injonction de jouir à tout prix, loin de représenter une libération, n’a fait que remplacer un surmoi par un autre. « Tu dois jouir, pauvre idiot ! Sinon tu es culturellement déclassé ! Ringardisé pour toujours ! Tout juste bon à servir d’eunuque et de chevalier-servant à toutes les Marie-Chantal à serre-tête, et ultra-coincées, de la Manif pour tous ! ». Surmoi qui se prévaut de la puissance médiatique et des amuseurs publics qu’il a mis dans sa poche, pour asséner ses injonctions comme des vérités révélées. Surmoi aussi puissant que la morale victorienne, ou celle que Freud connut à Vienne. A cette différence près que ce surmoi libéral-libertaire est au final moins respectueux des personnes que ses devanciers.
De la « libération » à la servitude
Mai 68 avait raison de pressentir que le corps, en son intimité sexuelle, avait à voir avec le sacré. Mais la conclusion que cette idéologie a tirée de ce constat, en promouvant toutes les « pratiques », loin de libérer la sexualité, l’a au contraire enlaidie, au point que les parents ne savent plus comment faire pour extraire leurs enfants de l’emprise d’une pornographie mortifère et liberticide, pornographie que ces derniers n’ont aucun mal à trouver sur la Toile, enfermés dans leur chambre.
Dorénavant, avant d’éduquer notre jeunesse à débusquer dans tous les buissons idéologiques les traces du « patriarcat castrateur », il sera plus urgent de lui apprendre la maîtrise de soi, non par souci d’un puritain et phobique « contrôle des corps », mais afin d’honorer la différence sexuelle comme elle le mérite. La sexualité est en effet une chose trop belle, trop grande, pour être cantonnée au « sexe ».
A cet effet, il ne sera pas inutile de prier l’Esprit Saint, l’Esprit de conseil et de force. Conseil qui nous permettra de discerner les situations propices à l’épanouissement de notre être, et celles qui sont à éviter. Vertu de force afin de rester maître de soi, dans un domaine « à enjeux », où se combattent bons et mauvais penchants, un terrain où les pressions des forces qui nous tirent vers le bas sont proportionnelles en intensité à la beauté des affections qui nous tirent vers le haut.
Un combat spirituel
La sexualité est plus que jamais, depuis qu’elle a été soi-disant « libérée », un terrain où un terrible combat spirituel est engagé. Un terrain où les hérésies n’ont rien à envier à celles qui touchèrent l’être du Christ durant le premier millénaire de notre ère.
Un combat où les manipulations du langage ne sont pas la moindre des armes de l’arsenal des tenants du « tout est permis » – manipulations qui nomment la servitude, « liberté », et la liberté (de la maîtrise de soi), « servitude ». Un combat où ce n’est pas « la chair » qui est en première ligne, mais bien l’esprit.
Jean-Michel Castaing
Une réponse à “La « révolution sexuelle » nous a-t-elle libérés ?”
Se construire une image satisfaisante de l’homme représente un lourd défi à relever pour le commun des mortels. Dans cet exercice, j’avoue être personnellement tombé, sans savoir que cela trahissait un fond gnostique, dans le travers de l’homme conçu comme un être compartimenté, « à étage », tel que vous le dénoncez ici.
À ma décharge, je plaide que la terminologie usuelle est plutôt floue. La Bible et ses exégètes distinguent souvent le corps, l’âme et l’esprit, sans que l’on sache très bien de quoi l’on parle, surtout s’agissant de l’âme et de l’esprit. L’apôtre Paul, quant à lui, oppose volontiers la chair à l’esprit sans apporter pour autant d’éclairage décisif à ce sujet. Pour me clarifier les idées, j’ai spontanément décomposé l’homme selon trois êtres : spirituel, rationnel et psychique, qui mettent en commun le corps vu comme une sorte de machine ou de véhicule chargé d’assurer notre présence physique en ce bas monde. Aucun de ces êtres, réels ou virtuels, ne supporte la maltraitance, ni la négligence. En effet, je ne peux pas me couper de Dieu, ni agir contre la raison. Je ne peux pas non plus agir contre mon être psychique car il se vengerait durement par acte manqué, névrose, voire dépression… Et de mon corps, je dois également prendre soin. Pas d’idéologie, du moins consciente, dans une tel schéma : son seul but est d’apprivoiser une complexité dans laquelle hélas je me noie encore. Pour moi, les différents étages de l’être compartimenté sont hiérarchisés, la primauté demeurant à l’être spirituel. Une récente lecture ― Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger, Martin Steffens, Points 2016 ― a changé cette perspective. Martin Steffens (que je ne soupçonne pas d’être gnostique) propose une décomposition légèrement différente mais du même ordre : le ventre, la tête et le cœur. L’important est surtout qu’il n’introduit aucune hiérarchie entre ces trois entités. Je le cite (page 147) : Loin de moi l’idée de découper l’homme en trois sphères distinctes, dont la plus haute serait l’esprit. Bien au contraire : si l’homme est corps, âme et esprit, la relation entre ces trois composantes relève moins d’une hiérarchie verticale que d’un enveloppement réciproque. La négligence de l’un porte sur l’autre des effets durables. Vous-même allez encore plus loin en concevant l’être humain comme un ensemble intégré au sein duquel le corps, l’âme et l’esprit sont appelés à s’unifier. Dont acte, mais il faut tout de même, plus ou moins, simplifier les choses pour mieux les comprendre, du moins à mon humble niveau. Il n’est d’ailleurs pas certain que la représentation que l’on adopte par commodité ait une influence à ce point déterminante sur la vie en générale, l’idéologie et la sexualité en particulier. Restons simple : le sexe existe en tant qu’élément fonctionnel, comme d’ailleurs l’énergie dont il est porteur. S’il est le site naturel du plaisir, il est hélas souvent aussi celui de la souffrance, de la déviance et de bien des psychopathologies. Je suis un vieil homme, aujourd’hui grand-père. En mai 68, j’étais élève au lycée Louis-le-Grand à Paris, autant dire au cœur même des événements. Je ne manque donc, ni de recul, ni d’expérience. Pas plus que vous, je n’approuve les délires de notre monde actuel. Il n’empêche que ma génération a souffert du silence et des tabous qui ont entouré le sexe chez la génération précédente. D’une manière ou d’une autre, un mouvement de balancier devait bien se manifester. Comme dans tout mouvement de balancier, les choses sont allées trop loin et de manière désordonnée. Mais déjà à présent s’amorce le mouvement inverse. La menace aujourd’hui n’est plus tant le retour à un ordre moral que l’avènement d’une dictature, d’une barbarie, socialo-islamique cette fois-ci. C’est donc infiniment plus grave.
Voyez-vous, je partage au fond votre vision ― un peu idéalisée tout de même ? ― de la sexualité et, depuis longtemps déjà, comme vous le préconisez, je prie quotidiennement pour que le Seigneur veuille bien éclairer mon discernement. J’ai cependant gardé un besoin vital de la contemplation du spectacle de ces filles, riantes, fraîches, insouciantes et gracieuses, déambulant librement dans les rues. Est-ce un péché ?