Quand s’achève le néophytat

« Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis afin que vous partiez, que vous donniez du fruit, et que votre fruit demeure. »1Jn 15,16
Quelle responsabilité l’élection du Christ fait-elle reposer sur les épaules de tout baptisé ! Cette responsabilité qui nous incombe est d’abord celle de nous laisser, librement, choisir par Lui ; ensuite seulement nous est-il donné de porter du fruit. Il faut que le Christ nous ait établi en Lui pour que nous puissions ensuite partir.
Cette élection de ma personne, faible et pécheresse, par l’amour du Christ, j’ai eu la chance de le vivre de manière radicale, quoique lente, tout au long de ces trois dernières années. Très progressivement, Jésus m’a apprivoisée, a pétri lentement mon intelligence pour m’amener à réexaminer le postulat axiomatique régissant à l’époque toute mon action : l’inexistence de Dieu. Dans une longue et douloureuse confrontation avec moi-même et avec Lui, Il m’a amenée à passer d’un athéisme militant au désir, certes fragile mais tout de même réel2Du moins je l’espère, et prie le Seigneur qu’Il daigne me le donner si ce n’est pas le cas., de la sainteté.
« C’est moi qui vous ai choisis. » Faire usage de sa liberté pour accueillir l’amour gratuit du Seigneur, admettre l’idée même que l’on puisse être aimé infiniment et absolument, voilà la pierre d’achoppement, le véritable et ultime obstacle à l’engagement de soi dans la foi – en tout cas ce fut le mien.
Aujourd’hui, cela fait presque un an que ce choix, si fou, si incompréhensible à mes propres yeux, a été définitivement scellé dans l’eau de mon baptême. Malgré toutes les mises en garde que j’avais reçues (« attention, c’est maintenant que les choses sérieuses commencent », « ce n’est pas une fin, c’est un commencement »), je n’ai pu m’empêcher de m’avancer vers les fonts baptismaux avec le sentiment d’un achèvement, celui de mon propre acquiescement au choix de Dieu, celui de mon chemin vers Lui.
Le carême avait été pour moi une longue épreuve, un désert étouffant dans lequel l’Esprit m’avait conduite pour y être mise à l’épreuve du démon. J’en étais sortie bien amochée, mais la main du Seigneur m’avait soutenue jusqu’à la vigile pascale. Avec Lui, j’avais vaincu, ainsi que lui-même avait vaincu la mort par sa propre mort et sa résurrection, par ce mystère pascal dans lequel j’allais être plongée3Cf. Rm 6,3-7. Il avait vaincu, alléluia ! Il m’avait vaincue, et je m’étais laissée vaincre ! Enfin j’étais arrivée au terme ! J’avais longuement bataillé – toute une nuit – avec « quelqu’un », mais voilà que ce « quelqu’un » en était sorti victorieux – non sans m’appeler par mon nom et me bénir. Comme Jacob, je boitais certes de la hanche, mais au moins j’avais passé le gué du Yabboq4Pour le combat de Jacob avec l’ange, voir Gn 32,23-32. Je pensais le combat fini, le repos enfin offert.
Je n’avais pas compris ce que voulait dire être « configuré au Christ »5CEC §1272; Rm 8,29, ni toute l’exigence (et la difficulté !) de la vie chrétienne. Je n’avais pas compris que le terme de cette route, cette participation, par les eaux du baptême, au mystère de la vie trinitaire de Dieu6CEC §1265, cet établissement en Lui, s’il était définitif, n’était pas une conclusion. Je n’avais pas compris qu’il me faudrait repartir, me remettre en route, parce que je ne finirais jamais de trouver Dieu, que je continuerais d’ailleurs à rejeter librement.
Je n’avais pas compris non plus que ce nouveau départ devait se faire en direction des autres. Je savais pourtant que le Seigneur ne m’avait pas attirée à Lui uniquement pour moi-même, pour me donner une paix que je ne parviens de toute façon pas à garder, pour me combler et faire taire mon désespoir. Il y a de tout cela dans cette élection, certes, mais je crois que c’est d’abord pour les autres qu’il m’a choisie. Pour que je me donne à eux, ou plutôt pour qu’Il puisse se donner à eux par moi, à condition que je ne me barricade pas en moi-même, seule au milieu des autres, seule hors de Lui. Je ne m’étais pas doutée une seule seconde que je vivrais réellement mon baptême comme une consécration, consécration à Dieu pour le monde.
Seulement voilà : je ne me suis pas donnée immédiatement. Je suis passée sans transition de la case « catéchumène à qui le Seigneur a donné la grâce de percevoir son besoin vital de Son amour » à « baptisée endormie dans une foi confortable ». Dix petits jours après Pâques a émergé cette question lancinante : « qu’ai-je fait de mon baptême ? ». Je n’ai cessé, ensuite, de me la poser.
Cette année de néophytat a été éprouvante. Mon propre péché m’épouvantait. J’ai désespéré, cru que mon baptême me condamnait, parce que je n’étais pas à la hauteur du don reçu. J’ai désiré la perfection morale sans les épreuves que j’étais pourtant appelée à porter avec le Christ. Je m’inquiétais de ne pas porter de fruit, sans comprendre ni qu’il me fallait pour cela d’abord partir, ni que j’ignorerais sans doute toute ma vie mon propre fruit. J’ai voulu me défaire de cette consécration qui m’étouffait, parce que j’avais oublié que Dieu m’avait aimée le premier7Cf. 1 Jn 4,19 et que c’était dans ma faiblesse qu’il voulait déployer sa puissance8Cf. 2 Co 12,9.

Noli me tangere, par FX de Boissoudy (c)
Aussi, alors que mon néophytat s’achève, je redécouvre mes limites et mon besoin de salut, « la joie d’être sauvée »9Ps 50,15 par « la folie de la Croix »10Cf. 1 Co 1,18. Je redécouvre le choix de Dieu, et continue à me laisser apprivoiser par Lui. Je réapprends à connaître la soif que seule l’eau vive peut assouvir, à raviver l’enthousiasme des premiers temps, à désirer aimer, et surtout à m’engager en réponse à cet incroyable don qu’est le baptême, c’est-à-dire à actualiser cette consécration baptismale.
Je découvre certes la véritable épreuve spirituelle et toute l’exigence de la sainteté, mais aussi les merveilles que l’Esprit peut accomplir en nous. J’apprends à aimer l’Eglise, de qui j’ai reçu la foi11La missionnaire Madeleine Delbrêl écrivait, à propos de l’Eglise, qu’il y a « mensonge par omission à ne pas témoigner que notre joie d’enfant de Dieu, c’est d’elle, la Mère, que nous la tenons. » – « L’amour de l’Eglise », extrait du recueil de ses textes Nous autres, gens des rues. Je prends enfin conscience que la foi chrétienne peut être un peu encombrante (à peu près comme une croix de plusieurs dizaines de kilos sur les épaules), mais aussi que c’est un trésor d’une valeur inestimable, l’unique réponse au cri de souffrance du monde. Et, bien sûr, que je suis dépositaire, avec l’ensemble des baptisés, de ce don que le Seigneur veut faire à l’humanité, que je n’ai pas le droit de conserver jalousement. Et, ma foi… C’est assez enthousiasmant !
Ainsi donc, voilà, même si cela peut sembler une évidence, ce que cette année m’a véritablement appris : que puisque je continue à pécher, ma conversion est très loin d’être achevée. En voilà une bonne nouvelle : il me sera donné d’aller toujours plus avant ! De m’émerveiller toujours plus devant la folie de l’amour de Dieu, devant la dignité incomparable dont il a doté tout homme ! Jamais je ne serai condamnée à demeurer prisonnière d’une identité figée, que ce soit celle de sainte ou de pécheresse impénitente ; toujours je serai libre de mieux aimer ; toujours Dieu posera sur moi, comme sur chacun de mes frères, un regard d’espérance. Et ce regard, je pourrai à chaque instant faire le choix, ou de le fuir, ou de tenter de le réfracter vers ceux qui l’ignorent.
Toujours j’aurai à choisir Dieu de nouveau, comme j’aurai de nouveau à me laisser choisir par Lui.
Et toujours, librement, je pourrai chanter ses louanges… pour la gloire de Dieu, et le salut du monde !
Bartymea
Lisez aussi :
Notes :
1. | ↑ | Jn 15,16 |
2. | ↑ | Du moins je l’espère, et prie le Seigneur qu’Il daigne me le donner si ce n’est pas le cas. |
3. | ↑ | Cf. Rm 6,3-7 |
4. | ↑ | Pour le combat de Jacob avec l’ange, voir Gn 32,23-32 |
5. | ↑ | CEC §1272; Rm 8,29 |
6. | ↑ | CEC §1265 |
7. | ↑ | Cf. 1 Jn 4,19 |
8. | ↑ | Cf. 2 Co 12,9 |
9. | ↑ | Ps 50,15 |
10. | ↑ | Cf. 1 Co 1,18 |
11. | ↑ | La missionnaire Madeleine Delbrêl écrivait, à propos de l’Eglise, qu’il y a « mensonge par omission à ne pas témoigner que notre joie d’enfant de Dieu, c’est d’elle, la Mère, que nous la tenons. » – « L’amour de l’Eglise », extrait du recueil de ses textes Nous autres, gens des rues |
Une réponse à “Quand s’achève le néophytat”
Merci pour ce beau témoignage.
Bon triduum Pascal!