Ernest Psichari, le Voyage du centurion

Ernest Psichari, né en 1883, fils et petit-fils (d’Ernest Renan) d’intellectuels pacifistes, étudiant brillant au lycée Condorcet puis à la Sorbonne, amateur de poésie symboliste, et mort sous-lieutenant à Rossignol le 22 Août 1914, « homme en qui ne demeurent plus que des sentiments frusques et primitifs 1Henri MASSIS, La vie d’Ernest Psichari » selon ses propres mots, vécu sous le signe, ou plutôt sous l’épreuve de la contradiction. Aux vues du monde, « il grandissait et suivait cette charmante destinée de fils d’intellectuels exempts de soucis matériels, sans autre idéal que celui d’une culture raffinée 2Henriette Psichari, Ernest Psichari, mon frère ». En réalité, c’était un jeune homme « sans défense contre le mal, sans protection contre les sophismes, errant sans conviction dans les jardins empoisonnés du vice, mais en malade et poursuivi par d’obscurs remords, chargé de l’affreuse dérision d’une vie engagée dans le désordre des sentiments et des pensées 3Ernest Psichari, Le voyage du centurion ».
Comment nommer la chose, quand la déréliction s’empare d’une âme jusqu’à la mort, mais que celle-ci finit par dire, comme vaincue par une présence supérieure, à bout de souffle et heureuse : « est-ce donc si simple de vous aimer, Seigneur ? », plusieurs années après ? Oeuvre de la Providence ? Hasard ? Pure fantasmagorie ?
À vingt ans, Ernest tombe amoureux. Il tombe, effectivement : la belle ne réponds pas, mais il a l’âme trop grande pour faire comme nous tous, se tourner vers une autre, tourner et tourner encore : il achète un poison, et dans la chambre d’un ami, essaie de mettre fin à son tourment. Mais l’ami arrive, le réveille. Ernest le bouscule, sort un pistolet, et voilà qu’ils combattent dans la pénombre de la pièce. Puis Ernest est sauvé, mais s’écroule sans force dans les bras de son ami. Il ne tarde pas à lui écrire, le jour suivant : « je te prie d’oublier au plus vite la tragi-comédie d’hier, et de ne plus jamais m’en parler ».
Sa détresse amoureuse l’ouvre enfin à son insuffisance, et il sent que l’impuissance de son âme à répondre à elle-même, et d’elle-même, est liée à la vie qui l’entoure. Il lui faut un changement brutal, sourd et pénible, qui anéantisse ce qu’il y a en lui de douloureux par la racine : il quitte la maison familiale pour s’engager dans les rues sombres de Paris, à la recherche du travail le plus trivial et le plus fatiguant. Cela ne suffit pas pour oublier son trouble. Il lui en faut plus, il faut qu’il se retrouve lui-même, dans la plus pauvre nudité, sans doute pour savoir s’il vaut quelque chose, s’il y à une chose à sauver.
Il s’engage dans l’armée, sur un coup de tête. Coup de tête ô combien judicieux et providentiel ! Il sait alors profondément qu’il trouvera un salut dans le désert de l’Afrique, avec des camarades qu’il ne choisira pas ; ou qu’il n’en existe pas. Il est de ces âmes qui ont en elles assez de force et d’exigence pour arriver aux ultimes questions, aux points ultimes des routes qui obligent à choisir. Il n’est pas de ceux qui amoncellent en eux les compromis pour ne pas voir en face le carrefour entre la mort et la vie, qui seul fait avancer.
« Ah ! Comme ce sera bon d’être enfin commandé, de se soumettre à cette vielle loi qui monte de la France, à cette loi de discipline qui a vaincu les cervelles les plus brûlées et qui aura raison de lui 4Henriette Psichari, Ernest Psichari, mon frère ! » Fort de cet espoir, et plein du désert du Sahara, il commence sa conversion, sans que le nom de Dieu intervienne encore dans son esprit, et pourtant dirigé par sa Présence.
Ernest est une âme qui crie (qui prie), mais sans savoir vers quoi, ni ce qu’il dit. Il ne dit rien, il garde en lui un hurlement sans parole ni adresse, et abruti par ce bruit, la fuite vers le désert lui est presque instinctive, animale. Il s’agit de laisser le bruit derrière lui, non pour une parole (il n’a aucune pensée religieuse, ni aucun espoir humain), mais pour un silence : c’est la solitude. Et si une surabondance ne vient pas de cette carence, il constatera enfin, et sans aucun retour, le total échec de sa vie.
Pourquoi ne prie-t-il pas ? Son grand ami, c’est Jacques Maritain. Il en reçoit une carte, en provenance de la Salette : une image de la Vierge en pleurs. L’Eglise est pour son éducation bourgeoise un vestige historique, une curiosité de pensée, mais il n’envisage pas un instant qu’elle lui parle concrètement. Et pourtant, cette carte, qu’il laisse glisser entre les sables du désert avant de continuer sa route, il s’en souviendra. Il se souviendra de ces pleurs qu’il a vu, et comprendra qu’ils sont pour lui. Mais l’heure est à l’anxiété, au vide : c’est ce qu’il trouve sitôt qu’il se recueille. Abraham ressentit-il autre chose lorsque de son bâton, il frappa trois fois le rocher ? L’eau ne vint pas. Pourquoi ? Elle ne vient pas non plus pour Ernest, qui frappe les parois fermées de son âme avec force, dans l’attente de ce qui peut suffire. Il faut que le jeune homme riche pleure encore.
Mais alors qu’il l’ignore, il est dans le néant de la nuit sans sommeil, dans ce néant ouvert, « tout près de la grande et salutaire désespérance 5Ernest Psichari, Le Voyage du centurion ».
Cependant, l’inquiétude n’est pas pour chaque instant : derrière l’homme troublé, ou plutôt devant, réapparait parfois l’intelligent, qui sait ce qu’il vaut, et qui connait les choses. Ses rencontres avec les Maures l’assurent parfois de la grandeur française. Il n’assume pas encore parfaitement, il n’est pas encore assez blessé par cette « immortelle inquiétude du cœur qui dit : quel est ce théâtre où je pleure sous le masque qui rit ? 6Ibid » C’est un soldat, qui a en lui les grandes valeurs de la fidélité, du patriotisme, de l’ordre. Il est un officier qui porte des hommes, et le message de la France. Mais « s’il regarde l’épée immuable avec amour, pourquoi se détourne-t-il de l’immuable croix ? 7Ibid » Il pressent l’absurdité finale de sa position, qui choisit sa fidélité, et ainsi la rends rapidement caduc ; mais reste tout de même fier de lui. Il a quitté la ville, rejoint le désert, et purifié d’une première couche de vernis son vêtement de grand homme : « j’aurais pu être semblable à ces mondains, si jolis dans leur vêtement selon la mode 8Ibid ». Il est dans la grossière illusion de la première conversion, car ce n’est pas le sable brûlant qui est la Rédemption, mais Dieu. L’abandon de soi n’est pas encore l’abandon à un autre. Il se connait encore comme quelqu’un qui grandit, et cette vision même l’aveugle.
Pourquoi la fierté qu’il a de lui-même ne l’enfonce-t-il pas, mais le sauve déjà ? Car son intelligence du Christ sommeille encore, mais sous le poids du fardeau humain, non sous celui du mensonge. Il est l’aveugle que le Christ appelle, mais qui ne vient pas car il a une chose à faire, un devoir. Ernest est un soldat. C’est de son propre mouvement du cœur qu’il s’est enrôlé dans l’armé, et sa soumission à cet ordre est une préfiguration de la soumission à l’Ordre.
« Certes, dit l’âme inquiète, ce devoir est bien tracé qui guide mes pas, et ordonne mes démarches. Et pourtant il me semble que mes pas ne sont guère assurés et que mes démarches sont celles du rêve ». Il n’est pas encore assez humilié pour demander pardon. La conscience de sa misère n’est pas assez grande, il donne encore sa vie à quelque chose de trop humain. Il est même trop confiant : « maintenant, ce jeune soldat n’est plus celui qui, sous le double airain de la solitude et du silence, marche avec certitude vers son but (…) D’autres jeunes hommes sont avec lui, et la causerie vaine s’étale, tout au long des heures vides et lâches 9Ibid ». La vie va décider pour lui de le faire avancer encore plus, et de le débarrasser de son illusoire quiétude. « Des femmes vinrent à passer dans la palmeraie (…) Brusquement, mais sans l’ombre d’une fièvre, il les renvoya et commanda à la plus jeune de rester près de lui. Trois jours durant, il fut l’esclave de cette esclave 10Ibid », au risque de condamner son armée. Il lui fallu cette faute pour qu’il se dise : « rien de ce que je trouve en moi n’est la beauté, et rien n’est la grandeur 11Ibid ». La fréquentation des Maures, son appartenance à la France chrétienne, son désir d’absolu qu’il n’arrive pas encore à nommer, tout ça installe en lui un élan de prière qu’il réprime et désire en même temps. Il prie, il demande à Dieu de faire quelque chose, de répondre enfin. Il est chrétien malgré lui, et le comprendra plus tard de cette façon : « ainsi le voyageur, sur la terre d’Afrique, quoi qu’il fasse et quoi qu’il veuille, est toujours Christophe avec son long bâton, portant, auprès de sa tête inclinée, l’Enfant avec le globe et l’auréole de la lumière invisible 12Ibid ». Le salut n’est pas d’abord pour lui dans la foi ou dans la religion, mais dans le voyage, et ainsi Dieu le presse : « lève toi et marche », entend-il vaguement.
Mais encore une fois, la splendeur de la nature, l’ivresse du commandement, la fierté militaire et française, replongent Ernest dans une quiétude satisfaite, qui sera bientôt à nouveau troublée. Nouvelle épreuve, pour un nouvel orgueil : « Voyez, disait Ernest aux soldats, quelle est la folie des Maures qui veulent résister aux Français. Est-il, à travers le monde, une puissance comparable à la nôtre ?… Et c’est alors que fut dite – d’une voix douce et lointaine – la conclusion : Oui, vous autres, Français, vous avez le royaume de la terre, mais nous, les Maures, nous avons le royaume du ciel… 13Ibid » Encore une fois, la violente absence d’un maître plus grand que lui-même lui fait pressentir un Dieu inconnu. Son absence est lourde et hurlante, quand un élément de l’extérieur le lui rappelle. Il se souvient de cette parole : « ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisi ». Il sait déjà qu’il est sur un chemin qui ne lui appartient pas. Il pressent tout ! Toute son âme est là, dans la tristesse d’une absence, et le pressentiment. Il est un homme qui parle à Dieu, à sa façon, mais qui parle seul. La Voix principale n’est pas là.
Et il s’épuise contre ce silence. N’est ce pas ce qui arriva au jeune homme de l’Evangile ? Le Christ, le renvoyant, lui dit : finis-en avec tes affaires, va jusqu’au bout de leur misérable insuffisance, constate l’enfer de tes richesses sans poids, et tu reviendras me voir. Pleure, avant avant que je ne m’occupe de toi comme mon fils. Et c’est ainsi pour Ernest : « plus rien à faire, il est au bout de sa pensée, il est au bout de l’espérance, dans la sueur de l’interminable agonie 14Ibid ». Quand il doit parler, il a un mot de haine : « je suis avec les hommes, et non avec les Anges 15Ibid ». Justement, il ne peut s’élever lui-même, ses pieds sont rivés au sol. « Accepte enfin le dégoût de toi-même, lui dit le Christ : J’y suis ».
Vient enfin le temps de la vérité, la situation extrême, où l’âme d’Ernest doit choisir. La parole de Dieu qui le presse est trop lourde à porter, exige trop de lui. Il ne peut se donner ainsi, à un Dieu lointain, inconnu. Mais pourtant…
« SEIGNEUR, OÙ IRIONS-NOUS ? »
N’est-ce pas infiniment délicat ? Où se distingue l’abandon de la lâcheté ? Il faut une suprême délicatesse de cœur et une force d’âme immense pour que cette parole prononcé dans la souffrance soit juste.
Ça y est : Ernest veut s’abandonner. Il ne veut plus s’appartenir. Il possède enfin la joie du Dieu non possédé mais désiré.
Mais la joie de l’esprit est encore un esclavage. Il faudra à Ernest encore du temps pour que son abandon soit charité, que ses désirs soient du cœur, et non de l’esprit. « Allons, pauvre homme, relève-toi ! Reprends ta route ! Jésus n’est pas loin 16Ibid ».
« MAIS QUOI! SEIGNEUR, EST-CE DONC SI SIMPLE DE VOUS AIMER ? 17Ibid »
Hubert Girard
Lisez aussi :
Notes :
1. | ↑ | Henri MASSIS, La vie d’Ernest Psichari |
2, 4. | ↑ | Henriette Psichari, Ernest Psichari, mon frère |
3. | ↑ | Ernest Psichari, Le voyage du centurion |
5. | ↑ | Ernest Psichari, Le Voyage du centurion |
6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17. | ↑ | Ibid |
Une réponse à “Ernest Psichari, le Voyage du centurion”
[…] officier, tué en Belgique au début de la guerre, fut l’auteur de nombreux livres, dont Le voyage du centurion, qui parut à titre […]