Amérique, le crime et la grâce

La tuerie commise le 19 juin dans une église noire de Charleston, en Caroline du Sud, a bouleversé au-delà des Etats-Unis. L’assassinat d’une dizaine de personnes, réunies pour une étude biblique, ces lectures du soir en communauté au sein des paroisses protestantes, fait frémir par sa symbolique.
Le lieu de la Parole de vie a été souillé par l’irruption brutale de la mort. A la confiance d’un pasteur ouvrant la porte à un inconnu, a répondu l’ignominie d’un tueur, que les médias insistent pour qu’il soit qualifié de « terroriste ». Ce qui est assez contestable : l’universitaire américain Bruce Hoffman, qui a théorisé le terrorisme contemporain, affirme que cette forme de violence politique se reconnaît quand elle est rattachée à une organisation idéologique. A Charleston, Dylan Roof était seul. Il ne se revendiquait pas du Ku Klux Klan – lequel est aujourd’hui un groupuscule marginal, pourtant très médiatisé. Le tueur isolé Dylan Roof ne peut de toute évidence pas être mis dans le même sac que les djihadistes, ce qui est peut-être l’objectif implicite, de présenter à l’opinion un supermarché du terrorisme, dans lequel la mouvance raciste américaine serait aussi menaçante que l’Etat islamique.
Un Noir nommé Jésus
Au-delà des définitions, le crime de Charleston illustre toute la folie raciste des suprémacistes blancs. Aucune barrière morale ou spirituelle ne les arrête. Certains, plus cultivés que la moyenne, qui se piquent de lire Jean Raspail dans le texte, et se disent « identitaires » en clin d’œil aux Frenchies, affirment même : « mieux vaut une mosquée qu’une église de Mexicains ! » Leur idéologie n’a rien de chrétienne, même si le christianisme américain a longtemps été marqué par un racisme contradictoire aux paroles de l’apôtre Paul : « Il n’y a ici ni Grec ni Juif, ni circoncis ni incirconcis, ni barbare ni Scythe, ni esclave ni libre; mais Christ est tout et en tous » (Colossiens 11).
Christianisés par les maîtres esclavagistes, mais rejetés des Eglises protestantes établies, les esclaves noirs se rassemblaient entre eux, et fondaient des Eglises « noires ». L’African Methodist Episcopal Chrurch est une de ses structures, nées au XIXe siècle, à laquelle se rattache toujours l’église de la tuerie de Charleston. Aux Etats-Unis, le protestantisme est encore très divisé « racialement », entre communautés blanches, noires, hispaniques et asiatiques homogènes, même si des passerelles existent. A contrario, l’Eglise catholique américaine, par son universalisme, assure un véritable brassage en son sein.
Passée par le creuset de l’esclavage et de la ségrégation, la communauté noire américaine s’est cramponnée à une profonde foi protestante. Les figures libératrices de Moïse et du Christ, l’espérance du salut, sont omniprésentes dans les cantiques et les prières qui ont marqué l’histoire afro-américaine. S’il y a eu nombre de révoltes d’esclaves, cette fondation spirituelle a empêché que la lutte des droits civiques des années 1950-1960 ne bascule dans la guerre civile. Il fallait l’autorité morale d’un pasteur, Martin Luther King, pour prêcher une non-violence apparemment suicidaire, mais victorieuse. « There’s no hatred in Christ », il n’y pas de haine en Christ, chante un célèbre Gospel. Cette non-violence ulcérait les radicaux, Malcolm X puis les Black Panthers, qui accusaient le christianisme de maintenir les Noirs dans un comportement d’esclaves soumis. En dépit des ravages de l’alcoolisme, de la délinquance et du délitement des familles en son sein (70 % des femmes noires divorcent après leur premier mariage, et 53 % des enfants vivent avec leur seule mère), la communauté noire américaine demeure très religieuse et très conservatrice sur les valeurs morales.
Témoignage de foi ou grâce à bon marché ?
La foi des Noirs américains s’est de nouveau manifestée après la tuerie de Charleston. La nuit même de la fusillade, les paroissiens de l’église priaient dans la rue. Lors de la première comparution de Dylan Roof devant ses juges, les familles des victimes l’ont pardonné. Un mari dont l’épouse a été tuée lui a lancé : « je vous pardonne, mais repentez-vous, confessez-vous, faites don de votre vie à Christ ».
Cette attitude édifiante n’empêche pas un certain malaise. Elle est caractéristique du protestantisme évangélique, qui affirme que la rédemption peut être demandée et obtenue sur-le-champ, et qui enseigne qu’il faut pardonner immédiatement. Cette ferme croyance dans la Grâce – Amazing Grace – pousse parfois à des excès de zèle, qu’illustre magnifiquement le film sud-coréen Secret Sunshine, réalisé en 2007 par Lee Chang-Dong. Il dépeint une jeune veuve, Shin-Ae, dont le fils unique est tué par un maniaque. Détruite, elle trouve refuge dans une Eglise évangélique, s’y reconstruit et décide d’aller pardonner à l’assassin. Mais celui-ci, entre-temps, s’est également converti, et lui répond qu’il n’a pas besoin de son pardon, puisqu’il est déjà sauvé. Le film pointe la limite des « recettes-toutes-faites » d’une certaine piété évangélique, qui oublie le nécessaire travail du temps, de l’accompagnement, pour accomplir son deuil et s’ouvrir au pardon.
A l’image de cette foi évangélique à la force du poignet, où se mêlent le meilleur et le pire, ainsi sont les Etats-Unis. Une nation affichant son patriotisme, mais divisée entre communautés. Une démocratie égalitaire aux élites politiques aristocratiques. Une société ultra-consumériste, mais empreinte de religiosité. Une culture où la sacralité de la vie naissante est partagée au-delà des clivages, qui pourtant s’accroche à la peine capitale et à une justice vengeresse.
Pierre Jova
Une réponse à “Amérique, le crime et la grâce”
[…] fais suite à L’EXCELLENTE CHRONIQUE DE PIERRE JOVA parue dans Cahiers Libres. Ce n’est en rien un droit de réponse ni même une contre-écriture. […]