La Croix : Jésus gagne sur terrain adverse

Une époque mal préparée à entendre de rudes paroles
« Il faut que le Fils de l’homme soit élevé » : ainsi s’exprime Jésus dans son entretien avec Nicodème que nous lisons en ce quatrième dimanche de carême. Le Christ fait bien sûr allusion ici à sa mort sur la Croix.
« Il faut ». Avouons que nous autres chrétiens avons du mal à expliquer à ceux qui ne partagent pas notre foi, et a fortiori aux incroyants, cette nécessité de la mort de Jésus. Pourquoi fallait-il que le Christ meure sur cet instrument de supplice ? Voilà une question qu’il est pourtant difficile d’éluder. La Croix est en effet le symbole majeur de notre religion. Tous les chrétiens devraient être en mesure d’en rendre raison devant ceux qui les interrogent à ce sujet. En sommes-nous conscients ?
Et surtout, comment allons-nous nous y prendre si, au détour d’une conversation, par exemple devant la machine à café du bureau, un collègue, qui connaît notre appartenance à l’Eglise, nous aborde un beau matin en nous posant cette question à brûle-pourpoint : « Quel rapport, diantre, existe-t-il entre le salut du monde et l’exécution d’un condamné sur une croix ? Peux-tu m’expliquer le lien de cause à effet ? » En plein dans le mille ! Une aubaine ! Mais aussi une gageure, surtout pour les moins théologiens d’entre nous ! D’autant plus que parler de la nécessité d’une rédemption n’est plus chose évidente aujourd’hui.
Notre époque est mal préparée en effet à comprendre la Croix, l’élévation du Fils de l’homme. Le culte du bien-être, la perspective que notre société nous fait miroiter de pouvoir assouvir tous nos désirs, l’occultation de la mort, sa relégation dans les hôpitaux ou les services spécialisés (jadis les hommes mouraient chez eux, entourés des leurs ; il existait même un « art de mourir »), le déni et la peur de la souffrance, la perte du sens du péché, et partant celle du sens de la sainteté : toutes ces caractéristiques de notre société de consommation ne nous disposent pas à entrer dans l’intelligence du salut par la Pâque du Christ, sa mort-résurrection.
Que dire alors au collègue de la machine à café ? D’abord le détromper au sujet de deux contrevérités. La première : non, Dieu n’est pas sadique ! Il n’a pas exigé la mort de son Fils afin de laver dans son sang son honneur bafoué par les hommes. Seconde contrevérité : le Christ n’est pas un masochiste qui s’ignore. La Croix ne trahit chez lui aucun désir de souffrir, encore moins une pulsion suicidaire inavouable. Père et Fils aiment la vie, et même la Vie avec un v majuscule. Ils sont Dieu, et n’ont aucune accointance avec la mort. Dès lors, pourquoi la mort ?
Un combat redoutable
C’est que le salut met Dieu en confrontation directe avec ce qui nous asservit et qui est redoutable : le péché, la mort, Satan. Il s’agit d’un combat terrible. Certes, contrairement à la thèse manichéenne, les puissances ne sont pas égales. Le mal n’est pas un principe incréé, co-éternel. Cependant, Dieu a créé l’homme libre, et les puissances qui l’asservissent sont d’autant plus redoutables qu’elles trouvent la plupart du temps en nous des complices consentants.
Il s’agit donc pour Dieu de vaincre la mort, le péché et Satan. Peut-être existait-il d’autre solution que la Croix ; cependant c’est elle qu’Il a choisie. Mais la question revient, lancinante : pourquoi ? Tout simplement parce qu’il est question d’un combat entre la force de vie et d’amour et les forces de mort et de ressentiment.
Dieu décide de mener le combat en notre faveur. Vaincra-t-Il ses adversaires à distance ? Non : Il va plutôt porter la bataille à l’endroit même où règne l’ennemi. Je n’invente rien : c’est Jésus lui-même qui lève le voile sur la stratégie de la Trinité. Ecoutons-le : « Nul ne peut pénétrer dans la maison d’un homme fort et piller ses affaires s’il n’a d’abord ligoté cet homme fort, et alors il pillera sa maison ». L’ « homme fort », c’est Satan et le péché. Sa maison, c’est la mort.
Comment le Christ s’y prend-il pour dépouiller le péché des trophées qu’il nous a arrachés ? En allant le défier sur son propre terrain. Or le terrain du péché, c’est la mort. C’est elle la grande objection au Dieu-Amour. C’est la mort qui nous fait blasphémer, elle qui maintient en nous la peur du jugement. Avec la mort, le péché joue à domicile.
Faire imploser la mort de l’intérieur
En décidant de mener l’Incarnation jusqu’à son terme, jusqu’à la Croix, Jésus n’éprouve pas le désir de se soumettre au pouvoir de la mort, mais, au contraire, celui de la faire imploser de l’intérieur !
La mort nous séparait des êtres aimés : elle sera le moment propice pour Jésus de vivre plus profondément la communion avec son Père et les hommes !
La mort bridait notre liberté dans la crainte de perdre la vie. Avec Jésus, les chrétiens n’ont plus peur d’elle : ils savent désormais qu’elle n’aura pas le dernier mot. Ils peuvent tout risquer. Est libre en effet celui qui, ayant dépassé sa propre peur de la mort, est capable de donner sa vie jusqu’au bout.
La mort nous tenait sous l’emprise du ressentiment envers Dieu. En l’assumant, Jésus a mis l’amour et le pardon là nous cultivions la rancune, la haine.
Jésus a ligoté « l’homme fort » avant de piller la maison de la mort. Car le mal existe. Et penser que nous pourrions le résorber tous seuls, comme des grands, est une vue de l’esprit. Dieu nous demande, comme à des personnes responsables (Il nous respecte) de réparer les dégâts. C’est le sens de la « réparation ». Mais de celle-ci Jésus s’ est acquitté le premier, et en plénitude. «La réalité du mal, de l’injustice qui défigure le monde et en même temps trouble l’image de Dieu – cette réalité existe : par notre faute. Elle ne peut pas être simplement ignorée, elle doit être éliminée. Mais n’est-ce pas là une chose infinie exigée par un Dieu cruel ? C’est précisément le contraire ! Dieu lui-même se situe comme lieu de réconciliation et, dans le Fils, prend la souffrance sur lui. »
Toutefois, la Croix n’est pas d’abord une satisfaction pour le péché, un acte de réparation, un mystère de justice, mais une initiative d’amour De la Trinité. Le mouvement ascendant (sacrifice de l’homme à Dieu) est second par rapport au mouvement descendant, le don de Dieu aux hommes. Dieu nous donne son amour par son Fils : nul doute qu’une telle présentation de la Croix est capable de faire tomber bien des objections que les chrétiens essuient bien souvent relativement à ce mystère.
Ainsi, devant la machine à café, nous serons fiers de pouvoir répondre au collègue : « Tu sais, ce n’est pas un salut mythique, un salut de fantasy, que Jésus nous a obtenu ! S’il est mort sur la croix, c’est parce qu’il lui fallait vaincre sur le terrain même de l’adversaire ! Toute autre modalité aurait relevé du scénario de récit fantastique ! Les chrétiens sont les plus réalistes des hommes. Il s’agissait de mettre l’amour là où il n’était pas. » Si ce collègue est passionné de Champion’s League, nous pourrons compléter l’argumentaire en lui disant qu’avec la Croix, les buts marqués à l’extérieur comptent double !
Aurons-nous convaincu le collègue ? Sans doute sera-t-il nécessaire de lui toucher deux mots de la Résurrection. Mais l’essentiel sera assuré dans l’immédiat : le Père ne sera plus perçu comme un potentat sadique, ni Jésus comme un militant suicidaire, à la sensibilité morbide. « Il faut que le Fils de l’homme soit élevé » : mais c’est pure gratuité d’amour de leur part.
Jean-Michel Castaing
Une réponse à “La Croix : Jésus gagne sur terrain adverse”
Merci ! C’est ce “il faut” auquel j’ai précisément fait allusion dans une homélie de ce dimanche (cf. Jésus aux disciples d’Emmaüs : “ne fallait-il pas ?…”). Vous dites très bien ces choses si fondatrices pour notre foi en quête de sens, de contemplation du Coeur de Dieu.