Liberté vs autorité ? Archéologie d’un malentendu
Hannah Arendt, dans La crise de la culture 1Cf. Arendt Hannah, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989 (1972), « Qu’est-ce que l’autorité ? », p.121 à 185., constate que la notion d’autorité a déserté notre monde contemporain après avoir structuré les relations sociales publiques et privées durant des siècles. C’est d’ailleurs ce qu’illustrent parfaitement ces mots de Victor Hugo, qui d’ancien monarchiste se fit républicain : “Maintenant montrez-moi un homme de douze pieds de haut, suant de la lumière, ayant pour parole une musique étrange possible à lui seul, vivant cinq cents ans, et produisant son peuple, et m’ayant tiré moi-même de sa substance, et seul générateur dans un monde eunuque, cet homme surhumain, cet Auteur, je suis prêt à le saluer roi. Mais mon semblable, mais le sujet comme moi de la digestion pendant la vie et de la pourriture après la mort, mais le malade comme moi, le petit comme moi, l’ignorant comme moi, l’éphémère comme moi, celui-là mon souverain ? Jamais. Fraternité, soit ; Autorité, point. Mon égal n’est pas mon maître ; mon frère n’est pas mon père. 2Hugo V., inPhilosophie, commencement d’un livre, II, X, cité par Pranchère J.-Y., in Qu’est-ce que la royauté ?,Paris, Vrin, 1992.”
En effet, la relation d’autorité, associée d’un point de vue politique à l’ordre monarchique ou aristocratique, repose sur une vision inégalitaire de la société, que le triomphe du principe de démocratie semble alors avoir rendue obsolète : bien plus, l’inégalité de condition qu’implique la relation d’autorité apparaît aujourd’hui comme une insupportable injustice et un gage d’obscurantisme des époques passées.
Toutefois, cette notion d’autorité, et la vision hiérarchique de la société qu’elle sous-tend, tout inégalitaires qu’elles soient, riment-elles nécessairement avec sujétion, contrainte odieuse, voire tyrannie ou dictature ? Bref, l’autorité, si elle ne concorde effectivement pas avec l’égalité, s’oppose-t-elle à la liberté ? Voyons donc, avec Hannah Arendt, ce qu’autorité signifie. Et d’abord, ce qu’elle ne signifie pas.
Liberté et ordre social
L’autorité, bien qu’elle suppose l’obéissance, n’est ni la violence, ni la contrainte. Selon Hannah Arendt, “puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition : là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué”. L’autorité n’est donc pas la légitimation de la force ou de la contrainte. Bien au contraire, le souci de Platon, l’un des tout premiers théoriciens de l’autorité, était de protéger la liberté qui, chez les Grecs anciens, est d’abord conçue comme liberté d’action au sein de la cité (polis) – comme liberté politique donc ; cette liberté est fondamentale pour les citoyens grecs car elle les distingue non seulement des esclaves mais aussi des sujets des rois barbares. Toutefois cette liberté doit coexister avec un certain ordre social, sans lequel la société est vouée à l’anarchie et finalement à l’autodestruction, faute d’une organisation cohérente tendant au bien de tous. Comment donc l’autorité peut-elle préserver à la fois liberté politique des citoyens, et ordre social ?
Selon Hannah Arendt, l’autorité “implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté” : ne voyons pas là une simple formule, mais cherchons à en comprendre le sens réel et vivant pour les hommes de l’Antiquité et du Moyen Âge. “Obéissance” est devenu pour nous synonyme de “soumission”. Pourtant, chacun de ces mots désigne une relation très différente : si la “soumission” est le fait des esclaves, l'”obéissance” est l’apanage des fils. “Obéir”, c’est étymologiquement “ob-ouir”, c’est-à-dire “écouter face à” : l’obéissance est d’abord une écoute, une écoute active qui implique de prendre en compte ce qui est dit et de l’intégrer, ou non. L’acte d’obéissance est donc le fruit d’un processus actif dans lequel la liberté est engagée : il n’est pas automatique (les parents le savent bien…), comme l’est l’activité de la machine, ou de l’esclave que les Grecs anciens considéraient comme un outil doué de parole. Chez les Anciens comme chez les médiévaux, l’obéissance est d’ailleurs perçue comme une vertu : chez les Grecs on peut rapprocher la notion d’obéissance de celle de “docilité”, qu’Aristote considère comme l’une des trois vertus indispensables du disciple, celle de se laisser enseigner. Chez les médiévaux, on se souvient que l’obéissance est l’un des trois voeux monastiques ; elle se rattache à la “dignité des enfants de Dieu” : en effet, selon l’apôtre, les chrétiens ne sont pas des esclaves, qui doivent soumission à Dieu comme à leur maître, mais des fils, qui lui doivent obéissance comme à leur père (Rm 8, 14-17). L’obéissance, dont on a vu qu’elle signifiait d’abord écoute, se rapproche donc du premier commandement donné par Dieu à Israël, le “Chema” (“Ecoute Israël” Dt 5, 6).
L’acte d’obéissance ainsi défini est donc un acte fondamentalement libre : il est possible d’obéir, ou pas ; tandis que l’acte contraint est obligé – la liberté n’y est pas engagée. La relation d’autorité, ainsi définie, s’exerce donc non à la manière d’une contrainte, mais plutôt comme un appel adressé à la liberté.
Ethique de la discussion
“L’autorité d’autre part est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté.” C’est en effet parce que le processus de discussion suppose une relation égalitaire que l’autorité lui est incompatible : dialoguer implique l’égalité des interlocuteurs, non pas tant dans leurs compétences dialectiques (dans les dialogues de Platon, Socrate est manifestement plus compétent que ses interlocuteurs), mais en regard de l’objectif de leur démarche – l’atteinte de la vérité, qui s’impose pareillement à tous et se trouve également en chacun selon Platon. On comprend alors pourquoi notre société égalitaire, à l’origine légitimée par la reconnaissance d’une égalité de nature et du partage de la raison par tous, a développé une “éthique de la discussion” (théorisée notamment par John Rawls).
Or, toujours selon Hannah Arendt, “face à l’ordre égalitaire de la persuasion se tient l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique. S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ce doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments.” De fait, l’autorité est fondée sur un ordre inégalitaire – mais, contrairement à ce que nos sensibilités nous laissent à penser, cette inégalité n’est pas conçue comme contraignante ou dégradante ; bien au contraire l’inégalité de l’autorité se définit comme légitime. En effet, celui qui est revêtu de l’autorité, l’auctor (“auteur”), c’est étymologiquement “celui qui augmente”, “celui qui fait croître” ; or, selon le principe commun posé par Aristote, ne peut faire passer à l’acte que ce qui est déjà actué ; autrement dit, il faut posséder déjà soi-même les qualités dont il est question pour les transmettre à d’autres (par exemple, seul un élément chaud peut en faire chauffer un autre) : il faut donc être instruit pour enseigner, avoir discerné le bien commun et établi un programme politique pour gouverner. L’autorité suppose donc la hiérarchie, une hiérarchie qui place l'”auteur” en position de communiquer son bien aux autres – soit par voie d’enseignement, théorique pour le professeur, pratique pour l’éducateur, soit en politique par voie de gouvernement, c’est-à-dire en orientant vers le bien discerné.
Quoi qu’il en soi – et c’est là le point capital – il n’y aura relation d’autorité que si la hiérarchie sur laquelle elle se fonde est reconnue juste et légitime par les deux parties (celui qui exerce, et celui sur lequel s’applique l’autorité) : là encore la liberté est sollicitée. Selon Hannah Arendt, “la relation d’autorité entre celui qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison commune ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu’ils ont en commun, c’est la hiérarchie elle-même, dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée.” C’est la raison pour laquelle, selon la philosophe, l’autorité a déserté peut-être irrémédiablement notre monde contemporain : parce qu’il ne semble désormais plus possible d’envisager un ordre inégalitaire qui soit légitime.
Ainsi, assurément, notre égalitarisme contemporain s’accommode bien mal de la notion d’autorité. Pourtant, si la conception de relations – et plus largement d’une société – hiérarchisées qu’elle implique nous est devenue fort peu familière, elle ne signifie ni tyrannie, ni dictature, encore moins totalitarisme. Si l’autorité subsiste tant bien que mal dans les relations familiales, dans l’enseignement ou même dans l’ordre socio-politique, elle semble s’être vidée de son sens premier (qui est de préserver la liberté dans une relation inégalitaire) – de sorte qu’elle devient inopérante. La question se pose cependant de savoir si une vie en société est possible sans autorité, fût-ce sous une forme et avec un nom nouveaux.
Faust Malloizel
Lisez aussi :
Notes :
1. | ↑ | Cf. Arendt Hannah, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989 (1972), « Qu’est-ce que l’autorité ? », p.121 à 185. |
2. | ↑ | Hugo V., inPhilosophie, commencement d’un livre, II, X, cité par Pranchère J.-Y., in Qu’est-ce que la royauté ?,Paris, Vrin, 1992. |
Une réponse à “Liberté vs autorité ? Archéologie d’un malentendu”
Merci pour votre billet plutôt clair sur un sujet difficile! Nous avons besoin de nous défaire de tous ces raccourcis de la pensée et vous définissez bien une voie entre la soumission et la discussion, la voie de la relation d’autorité.
L’égalité est une aspiration profonde, mais nous tombons toujours dans le piège d’une égalité-uniformité. La seule égalité qui puisse exister, c’est l’égalité de notre dignité humaine, c’est-à-dire que nous sommes tous membres de la même manière de l’Humanité et respectable en tant que tel. Et au plan surnaturel, nous avons tous part au même Salut offert par le Dieu. Mais cela laisse une large place à des fonctions naturelles différentes dont l’autorité est une application pratique immédiate…
Ces propos sur l’autorité sont en tout cas très éclairants dans l’exercice des responsabilités familiales et professionnelles. Encore merci!