L’Ukraine sommée de choisir

De nouvelles manifestations massives ont eu lieu à Kiev ces derniers jours, opposant partisans et opposants du gouvernement du président Viktor Ianoukovitch. A l’origine de ce gigantesque bras de fer, le refus de l’Ukraine de signer l’accord d’association négocié avec l’Union européenne lors du sommet de Vilnius, le 29 novembre dernier.
Ce sommet devait consacrer l’avènement du Partenariat oriental : processus lancé en 2009 destiné à arrimer à l’Union européenne six anciennes républiques d’URSS, l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Cet accord d’association prévoit dans l’immédiat l’établissement d’une zone de libre-échange, et à terme, une adhésion de ces pays à l’UE, même s’il n’existe pas de consensus formel parmi les États-membres.
Les Ukrainiens étaient majoritairement favorables à cet accord européen, mais l’UE, poussée par les États-Unis, a sommé le gouvernement ukrainien de tourner le dos à la Russie. Or, le président Ianoukovtich est issu de la moitié orientale du pays, qui est russophone, et regardant traditionnellement vers Moscou. Les menaces publiques du Kremlin l’ont conduit à refuser de signer l’accord, suscitant une crise politique. La moitié occidentale de l’Ukraine, non-russophone, tournée vers l’Union européenne, qui n’a jamais accepté son élection en 2010, en profite pour contester son autorité.
L’UE ne parvient pas à comprendre le poids des liens entre Kiev et Moscou. L’Ukraine est pourtant le lieu de naissance de la chrétienté de l’État russes. En 988, le prince Vladimir, après avoir unifié les différentes principautés de la Russie médiévale sous son autorité, reçoit le baptême, et diffuse le christianisme byzantin depuis Kiev. L’Église orthodoxe russe, depuis le patriarcat de Moscou, considère toujours l’Ukraine comme son berceau, et revendique la juridiction ecclésiale sur les habitants du pays.
Sur le terrain religieux, les choses se sont cependant compliquées au cours de l’histoire. La moitié occidentale du pays, un temps sous contrôle polonais, a rallié au XVIIe siècle l’Église catholique romaine, tout en conservant la liturgie et les rites orientaux : l’Église grecque-catholique, née de cette union, s’est construite contre la Russie, et a donné une âme au sentiment national ukrainien.
En 1992, par ailleurs, les nationalistes dominant l’Ukraine post-soviétique ont suscité la création d’une Église orthodoxe ukrainienne, dissidente de Moscou, avec son propre patriarche. Cette dernière a naturellement envoyé ses prêtres participer aux manifestations contre Ianoukovitch. Enfin, comme en Russie, les protestants évangéliques progressent de manière constante. Parmi eux, Samuel Abelaja, ancien étudiant nigérian, a lancé une congrégation pentecôtiste à Kiev en 1994, l’Ambassade de Dieu, qui compte aujourd’hui 100 000 fidèles, la première “megachurch” européenne. Très prosélytes, les évangéliques sont liés aux partis d’opposition, et réfutent l’influence russe-orthodoxe.
A ces clivages identitaires et religieux s’ajoutent un passé historique douloureux: le nationalisme ukrainien a collaboré avec l’envahisseur allemand pendant la Seconde guerre mondiale, contre l’autorité soviétique. Certains partis d’opposition qui encadrent les manifestants, tel l’Union panukrainienne “Liberté” (Svoboda), se réclament de cette période. En face, les Russes et Ukrainiens russophones, qui cultivent le souvenir obsessionnel de la “grande guerre patriotique” contre l’Allemagne nazie, sont ulcérés.
Au milieu de ces clivages complexes, l’Union européenne cherche à imposer sa vision simpliste, sous influence américaine, d’une Ukraine comme rempart stratégique contre la Russie, qui s’érige en alternative de l’hégémonie anglo-saxonne. Washington et Londres poursuivent donc le refoulement de l’influence russe, et cherchent à ancrer l’Ukraine dans le camp occidental, ce qui passe par son adhésion à l’OTAN et à l’UE.
Ainsi, le camp américain s’est déchaîné, de manière peu discrète, en faveur des manifestants, sans craindre la contradiction. Le ministre des affaires étrangères britanniques William Hague a déclaré être “inspiré” par l’engagement pro-européen des Ukrainiens, alors qu’il milite au sein de la frange anti-UE du Parti conservateur au pouvoir à Londres. L’ancien Premier ministre polonais Jaroslaw Kaczinsky, pro-américain et farouchement eurosceptique, soutient également les manifestations.
Plus spectaculaire, la secrétaire d’État adjointe américaine Victoria Nuland s’est rendu sur les places de Kiev à la rencontre des manifestants. Dimanche 15 décembre, le sénateur John McCain a tenu un discours face à la foule rassemblée, en utilisant une rhétorique digne de la guerre froide: “le monde libre est avec vous !”
Il n’en fallait pas plus pour confirmer les craintes des Russes de voir dans “l’Euro-révolution” ukrainienne une manœuvre américaine. Vladimir Poutine, qui cultive en Russie le syndrome de l’encerclement du pays pour consolider son pouvoir, agite en coulisses le spectre d’une guerre civile en Ukraine, sur le modèle yougoslave : à l’époque, les États-Unis soutenaient les Croates contre les Serbes, qui appartenaient à la sphère orthodoxe slave.
Le président ukrainien Viktor Ianoukovitch, corrompu et lâché par les oligarques, qui attendent les retombées économiques européennes, a choisi dans l’immédiat la Russie, pour obtenir d’elle les aides financières dont il a besoin. Il espère que la contestation populaire s’essoufflera. Il ne souhaite pour autant pas se détourner de l’UE, mais attend de négocier une position plus conforme aux intérêts de l’Ukraine : une passerelle entre Est et Ouest, plutôt qu’une sentinelle d’un camp contre l’autre.
Une réponse à “L’Ukraine sommée de choisir”
[…] le méchant gouvernement à la solde de Poutine, et les gentils manifestants pro-européens. Mais l’Ukraine est un pays tiraillé entre Europe et Russie. S’ensuivent des affrontements sanglants. Difficile de dire qui représente la démocratie. La […]